France 24 : interview de Jean Ping, président de la commission de l'UA

Jean Ping, président de la commission de l'Union africaine, témoigne des challenges que la jeune Union africaine doit relever sur le continent le plus pauvre et le plus riche à la fois.

M. Ulysse GOSSET.- Bienvenue sur France 24, pour cette nouvelle édition du "Talk de Paris" avec cette semaine l'Afrique en ligne de mire. L'Afrique tiraillée entre ses espoirs et ses démons : état d'urgence au Tchad, tragédie des réfugiés et combats qui continuent au Darfour, incertitude au Kenya après des troubles sanglants. Autant de crises à résoudre pour le nouveau patron de la Commission de l'Union africaine, Jean Ping qui est notre invité.
C'est l'une des grandes figures de la diplomatie africaine. Il est Gabonais. On le surnomme "Mao" en raison de ses origines chinoises. Il est très proche du président Omar Bongo. C'est un homme du sérail, ancien président de l'OPEP, qui a fait ses études à Paris, à la Sorbonne. C'est aussi l'ancien président de l'Assemblée générale des Nations-Unies, ancien ministre des Affaires étrangères du Gabon. Son élection à la tête de l'Union africaine est une victoire pour le président Bongo. Il est présenté comme "l'homme de la France". Il va devoir réformer l'Union Africaine.
Monsieur le Président, bonjour.

M. Jean PING.- Bonjour.

M. Ulysse GOSSET.- Votre élection à la tête l'Union africaine, qui compte 53 membres, a fait quelques mécontents parmi lesquels le colonel Kadhafi, le numéro un libyen, et aussi le président sud-africain, Thabo Mbeki. Que répondez-vous à ces critiques, à ces mécontents, qui vous accusent encore une fois d'être "l'homme de la France" ?

M. Jean PING.- Je pense d'abord que tout cela, ce sont des clichés. Si vous êtes francophone, on vous taxe d'être "l'homme de la France", si vous êtes anglophone, on le fera de la même façon. Je constate que l'on ne parle jamais de pro Africains. On parle de pro Français, de pro Américains, de pro ceci mais jamais de pro Africains. Or, si vous êtes élu, c'est que vous avez bénéficié de la confiance de vos électeurs qui sont les chefs d'Etat. En principe, vous devez d'abord être considéré comme un pro Africain. Je suis en tout un pan africaniste convaincu. Je pense donc que ces accusations ne sont pas particulièrement intéressantes. D'ailleurs, j'ajoute au passage, qu'il me semble un peu exagéré de dire qu'il y a eu autant de d'obstacles. En réalité, c'est un peu plus compliqué que cela.

M. Ulysse GOSSET.- C'est vrai quand même que vous succédez à un francophone, le malien Konaré. C'est bien pour la francophonie, mais c'est vrai que d'autres pays auraient souhaité d'autres candidats, notamment Kadhafi voulait son propre candidat ?

M. Jean PING.- Oui, je crois que c'est exact. Quand je dis que c'est plus compliqué que cela, c'est parce qu'après un demi-siècle d'indépendance, arriver encore à voir l'Afrique à travers des clichés de francophones, d'anglophones, d'arabophones, est un peu un retour en arrière. Il faut aller de l'avant.

M. Ulysse GOSSET.- On voit quand même l'influence certaine du doyen de l'Afrique, le président du Gabon, que vous connaissez bien ?

M. Jean PING.- Oui, un candidat pour être élu a besoin d'être appuyé par son pays, a besoin d'être présenté, recommandé et appuyé par son pays. J'ai bénéficié de cela. Le Président Bongo, le doyen des chefs d'état africains a mis tout son poids dans la balance et a donné les moyens pour pouvoir entreprendre cette campagne. Cependant, cette dimension aussi importante soit elle doit être prise en compte à côté d'autres éléments, d'autres facteurs. Je pense que j'ai bénéficié, par rapport à d'autres candidats, de la présentation que vous venez de faire vous-même, c'est-à-dire, me semble-t-il, que je suis un peu plus connu.

M. Ulysse GOSSET.- Un diplomate d'expérience.

M. Jean PING.- Je pense que cela a beaucoup joué. La présidence de l'Assemblée générale des Nations Unies a fait que je me suis fait connaître par la totalité des présidents africains.

M. Ulysse GOSSET.- Quel est votre objectif numéro 1 ? Est-ce d'un mot réformer l'Union africaine dont on s'interroge parfois sur la capacité d'action ? On parle même de l'impuissance de l'Union Africaine. Quel est votre objectif premier ?

M. Jean PING.- Un audit a été commandité par mon prédécesseur. Il y a à l'intérieur de cet audit beaucoup de choses. Elles se résument à la nécessité de réformer. Je voudrais vous rappeler que l'Union Africaine, c'est beaucoup de choses.

M. Ulysse GOSSET.- C'est d'abord 53 pays, c'est énorme, et 1 milliard d'habitants.

M. Jean PING.- Cinquante-trois pays, 750 millions d'habitants et, d'ici 2020, l'Union Africaine comptera 1,4 milliard d'habitants. C'est autant que la Chine d'aujourd'hui. Ce n'est pas peu dire.

M. Ulysse GOSSET.- Réformer, cela veut par exemple créer un conseil des ministres à l'échelle de l'Afrique ?

M. Jean PING.- Réformer, c'est beaucoup de choses. On peut distinguer quatre ou cinq objectifs de l'Union Africaine. Ce sont d'abord les questions de paix et de sécurité que tout le monde connaît. C'est la partie la plus visible.

M. Ulysse GOSSET.- Et on va parler du Tchad tout à l'heure.

M. Jean PING.- On voit nos Casques verts au Soudan. On voit les troupes en Somalie, les troupes africaines à côté des Casques bleus de l'ONU. On voit nos émissaires au Kenya, Kofi Annan est, là, émissaire de l'Union Africaine.

M. Ulysse GOSSET.- Il va réussir ?

M. Jean PING.- J'en suis convaincu. Il faut qu'il réussisse. C'est un impératif. Cette partie porte sur la paix et la sécurité mais nous avons les questions de développement. L'un des grands objectifs, c'est la question du développement. Ces questions, la lutte contre la pauvreté, la lutte contre la marginalisation du continent, les maladies, le VIH Sida, le paludisme, les épizooties, l'éducation, etc., sont importantes. Ce deuxième objectif est important. J'ai l'intention de faire en sorte que l'Afrique marche sur ses deux jambes. Il y a la jambe politique, la paix, la sécurité, que tout le monde connaît. Il y a l'autre jambe, qui est importante, la partie développement que l'on connaît moins bien mais qu'il convient de relancer. Un exemple : le NEPAD. Il faut que le NEPAD devienne opérationnel. Il faut une tête, belle tête qui fasse en sorte que ces deux jambes marchent. Cette tête, ce sont les institutions de l'Union Africaine, qu'il faut aussi réformer. Il y a la commission bien entendu. Il faut faire en sorte que cette commission marche, qu'elle devienne efficace, qu'elle travaille dans la transparence, que les pays qui nous donnent de l'argent sachent ce que l'on fait de leur argent. C'est la nécessité de rendre compte. Il y a d'autres objectifs.

M. Ulysse GOSSET.- Nous allons y revenir. Je vous propose, comme le veut la tradition de cette émission, de regarder d'où vous venez. Je rappelais que l'on vous surnommait "Mao" en raison de vos origines chinoises, Je vous propose de regarder ensemble ce portrait réalisé par l'un des journalistes de la rédaction de France 24, Clémence Macé(?).

M. Ulysse GOSSET.- Monsieur le Président, c'est le président du Gabon qui vous a donné ce surnom de "Mao" Comment réagissez-vous ?

M. Jean PING.- C'est exact. Pour la petite anecdote, j'avais remarqué que, quand le président Bongo était particulièrement content de moi, il m'appelait effectivement "Mao". Normalement, il m'appelait Jean. Quand il était moins content, il m'appelait "Monsieur le ministre d'Etat". Je savais voir, selon les appellations, lorsque le président était heureux ou l'était moins.

M. Ulysse GOSSET.- Ce surnom "Mao" rappelle vos origines chinoises, mais cela fait de vous aujourd'hui, un excellent médiateur pour dialoguer avec la Chine qui devient l'une des grandes puissances en Afrique.

M. Jean PING.- Oui. Vous savez, l'Afrique a plusieurs partenaires, le partenaire traditionnel de l'Afrique, en général, c'est l'Europe. Nous avons avec l'Europe des liens séculaires. L'Europe n'est séparée de l'Afrique que par les 15 kilomètres du détroit de Gibraltar et la mer Méditerranée, j'allais dire le "lac méditerranée". Il y a donc entre l'Europe et l'Afrique des liens géographiques, économiques, culturels, si importants, qu'on peut penser que le Gabon, l'Afrique en générale, devrait s'arrimer à l'Europe qui est le partenaire le plus proche, le plus traditionnel. Maintenant, la mondialisation veut que nous sortions des relations classiques, des relations entre partenaires, anciens colonisateurs et anciens colonisés. Il faut s'ouvrir au reste du monde. Cette ouverture est marquée par la présence, comme vous menez venez de le voir, plus grande des Etats-Unis d'Amérique (le Président Bush est en train de visiter le continent africain), par le partenariat avec le Japon, avec la Chine, avec la Corée, avec l'Amérique latine, donc les partenariats se multiplient.
Nous avons besoin de négocier avec tous ces partenaires. Prenez le cas de l'Union Européenne avec laquelle nous avons établi un partenariat important, comme vous l'avez remarqué, à Lisbonne, lors de la tenue du sommet de l'Union européenne/Afrique. Vous remarquerez que ce sommet est important puisque, dans les questions de paix et de sécurité, c'est l'Union Européenne qui finance la plupart des opérations de maintien de la paix et de la sécurité en Afrique. Au Darfour, ailleurs, en Centre Afrique, c'est l'Union Européenne qui, dans le cadre de faciliter la paix en Afrique, finance un certain nombre d'opérations.

M. Ulysse GOSSET.- L'une des tâches essentielles aujourd'hui des partenaires de l'Afrique est de régler la question de l'émigration. On a entendu le président Sarkozy qui parle "d'immigration choisie" mais je voudrais vous proposer d'écouter tout de suite une question de Serge Daniel, qui est un journaliste, et qui vient d'écrire un livre sur les phénomènes de migrations clandestines en particulier. Ecoutons sa question.

M. Serge DANIEL.- Sur trois Africains, deux ont moins de 25 ans. Sur ces deux-là, quasiment un est au chômage. Il n'a pas d'emploi. S'il n'a pas d'emploi, soit il est en train d'étudier et il n'aura pas de travail, soit il travaillera dans une usine de fabrique de chômeurs Sur les routes de l'émigration clandestine, il va chercher le bonheur ailleurs. Qu'entendez-vous faire aujourd'hui pour cette jeunesse-là ? Par rapport à ce débat de quotas, d'immigration en Europe, comptez-vous, par exemple, nommer pour le compte de l'Union européenne un "Monsieur Migrations" qui sera chargé de discuter directement de ces problèmes avec les pays africains mais également avec les pays européens ? Je vous remercie.

M. Ulysse GOSSET.- Question essentielle que celle de l'émigration. Allez-vous nommer un "Monsieur émigration" au sein de l'union africaine ?

M. Jean PING.- C'est une préoccupation importante pour tout le continent. Lorsque des compatriotes, des Africains, quittent le pays, leur terroir, traversent la mer au péril de leur vie pour aller chercher le bonheur ailleurs et qu'arrivés sur les bords de cet Eldorado, ils trouvent des portes fermées et sont renvoyés chez eux, c'est une grande préoccupation pour le continent. Ces migrations ne se font pas seulement en direction de l'extérieur. A l'intérieur de l'Afrique, il y a aussi des mouvements importants de migration. Les gens partent aussi, traversent des mers pour aller vers d'autres pays africains à la recherche de ce qu'ils croient être le bonheur. C'est très important. Il faudrait que nous nous préoccupions de cette dimension importante.

M. Ulysse GOSSET.- Comment fait-on alors ?

M. Jean PING.- Tout d'abord, nous devons effectivement négocier. Lorsqu'en parlant de la mondialisation, on nous dit que les capitaux doivent circuler librement, que les marchandises doivent circuler librement et que les hommes, qui sont l'un des facteurs importants de production, eux, ne doivent pas circuler librement, il y a un problème.

M. Ulysse GOSSET.- Etes-vous prêt à faire un geste spectaculaire et nommer auprès de vous quelqu'un dont ce sera la tâche unique ?

M. Jean PING.- Nous avons déjà, au sein de l'Union africaine, un domaine important qui s'occupe de cela. Nommer quelqu'un ne constitue pas un problème, nous allons le faire. Je pense que le problème lui-même doit être abordé par tous les dirigeants de l'Union africaine, le président de la Commission africaine y compris.

M. Ulysse GOSSET.- Quand Nicolas Sarkozy parle de "quotas" et quand il veut "choisir" les émigrés, que lui répondez-vous ?

M. Jean PING.- Je viens d'arriver à la Commission. Il est important d'attendre des discussions avec nos partenaires européens, français, espagnols et autres pour regarder ce problème. Avant de faire des déclarations, il faut arriver à trouver une solution.

M. Ulysse GOSSET.- Et les tests ADN qui vont être pratiqués sur les émigrés qui viennent en France, quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?

M. Jean PING.- Il me semble que l'on s'est suffisamment exprimé sur cette question.

M. Ulysse GOSSET.- Mais, vous, Monsieur le Président ?

M. Jean PING.- Les tests ADN, lorsqu'une famille africaine vient ici, qu'elle a par exemple adopté un enfant, que cet enfant est soumis au test ADN, qu'est ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l'on va choisir au sein d'une famille ceux qui doivent entrer et ceux qui ne le doivent pas. Je pense que c'est quelque chose qu'il convient de revoir.

M. Ulysse GOSSET.- Pour l'Afrique, c'est un enjeu dramatique et crucial, c'est la question du sida. Je vous propose d'écouter la question de Willy Rosenbaum, le Président du Conseil national du sida.

M. Willy ROSENBAUM.- Bonjour Monsieur Ping. Vous êtes aujourd'hui le Président de la Commission de l'Union africaine, qui est l'autorité exécutive de l'Union mais vous disposez aussi d'un pouvoir d'initiative. Vous êtes chargé du développement, des Droits de l'Homme, de la démocratie et du maintien de la paix dans la région. Les institutions internationales ont déjà fait le constat que la pandémie du VIH sida compromet durablement le développement et la stabilité du continent africain. C'est sans doute le défi le plus important que vous ayez à relever.
Il est démontré aujourd'hui que la gratuité des soins au point de dispensation diminue par deux la morbidité et la mortalité liées à cette maladie. Bien qu'encore insuffisant, l'investissement consenti par la Communauté nationale est significatif et permet d'envisager le traitement des populations touchées. Pensez vous, Monsieur Ping, pouvoir impulser des politiques publiques à la hauteur des enjeux, promouvoir la gratuité des soins garante de son efficacité, et colmater la crise des ressources humaines dans le domaine de la santé qui représente un problème majeur ?

M. Jean PING.- Je suis entièrement d'accord avec vous. Je voudrais d'abord en profiter pour le remercier de ce qu'il fait pour notre continent. Le sida ravage le continent africain plus que tout autre continent. Nous sommes donc confrontés à un cas extrêmement grave.
Il nous faut, à tout prix, prendre toutes les dispositions nécessaires pour enrayer cette maladie et réaliser l'un des objectifs du développement du millénaire des Etats-Unis qui est de faire en sorte que la tendance haussière s'incurve pour aller vers une tendance baissière d'ici l'an 2015. C'est l'un des objectifs importants de l'Afrique. Pour cela, ce qu'il a dit est tout à fait juste. Les médicaments coûtent excessivement cher. Il faut réduire le coût des médicaments, ce que l'on a peu déjà réaliser. Il faut aller vers la gratuité des soins. C'est tout à fait élémentaire. Il faut y parvenir. Nous concentrons une attention particulière sur les grandes pandémies, le VIH sida, les épidémies, le paludisme et aussi les épizooties comme la grippe aviaire. Les questions de santé sont aujourd'hui des questions que l'on ne plus régler car un état seul ne peut plus les régler.

M. Ulysse GOSSET.- Merci Monsieur le Président, nous arrivons au terme de la première partie de cette émission. Je vous propose de regarder ensemble le journal de France 24. Nos nous retrouvons tout à l'heure pour parler du Tchad, du Soudan. Nous aurons plusieurs invités et nous allons notamment essayer de joindre l'un des représentants de l'opposition tchadienne, que nous joindrons par téléphone dans quelques instants.

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M. Ulysse GOSSET.- Retour sur le plateau du "Talk de Paris" avec pour invité, cette semaine, le président de l'Union africaine, Jean Ping, que je salue et aussi avec nous sur ce plateau, Francis Laloupo le rédacteur en chef du journal "Continental".
Premier dossier sur la table du nouveau président de l'Union africaine, le Tchad. Pour vous, Jean Ping, est-ce effectivement le dossier n°1 à régler en tant que président de l'Union ?

M. Jean PING.- Tous les dossiers brûlants sont des dossiers numéro 1. Vous avez la crise au Kenya qui n'est pas encore résorbée. Vous avez les problèmes du Darfour, la Somalie, et maintenant un problème brûlant au Tchad. C'est donc une préoccupation.

M. Ulysse GOSSET.- Justement, nous sommes en direct avec le Tchad, avec le président de l'Union des forces pour la démocratie et le développement.
Mahamat Nouri, puisque vous êtes face au président de l'Union africaine, j'ai envie de vous demander ce que vous attendez du nouveau président de l'Union africaine pour trouver un règlement à la crise tchadienne ?

M. Mahamat NOURI.- Je dirais tout de suite que le problème du Tchad est avant tout un problème politique. Nous avons dit par le passé, et nous continuons à le dire, que le problème du Tchad est un problème politique et que la solution doit être politique. Malheureusement, Idriss Deby a refusé tout dialogue et a obligé les autres opposant à utiliser la violence pour apporter des changements au Tchad. Le problème tchadien est avant tout un problème politique, donc il faut nécessairement un dialogue politique pour le résoudre. Une victoire militaire n'est pas forcément une solution. C'est pourquoi j'ai proposé un «dialogue inclusif » qui regroupe toute la classe politique tchadienne, c'est-à-dire les partis politiques, l’opposition politico-militaire (…) pour trouver une solution définitive au problème du Tchad. Tous les Tchadiens, en majorité, sentent la gravité de la situation, mais tous pensent que le problèmedu Tchad doit être trouvé entre tous les Tchadiens autour d'une table ronde.

M. Ulysse GOSSET.- Monsieur le Président Ping, sur ce point, que répondez-vous au président de l'opposition tchadienne ? Il appelle à un dialogue, à une table ronde. Que pensez-vous de cette idée de table ronde au Tchad ?

M. Jean PING.- J'aimerais dire un certain nombre de choses. Premièrement, nous croyons que les problèmes doivent être réglés par la négociation. C'est une première affirmation de l'Union africaine. Il faut négocier pour trouver une solution au problème. La solution militaire n'est pas toujours appréciée. D'autant plus que l'Union africaine interdit les changements anticonstitutionnels, c'est-à-dire la prise du pouvoir par la force. Il faut passer par les voies normales, c'est-à-dire par les élections pour arriver à prendre le pouvoir. C'est la deuxième observation.
Troisième observation : nous n'avons jamais abandonné la négociation. Lorsque nos troupes interviennent sur le terrain, comme c'est le cas au Soudan, au Darfour (nous avons des Casques verts au Darfour), ils interviennent pour sécuriser la situation au Darfour mais, en même temps, la négociation est en cours et nous avons des éléments qui sont là pour ça. Sur ce point, il faut être clair.

M. Ulysse GOSSET.- Et sur la table ronde alors ?

M. Jean PING.- Le problème, c'est que, pour organiser une table ronde, il faut que les deux parties se mettent d'accord. L'une des parties nous dit : "Nous avons déjà fait à plusieurs reprises des tables rondes.", ce que l'on appelait avant les "conférences nationales" organisées par-ci et par là, et on nous a dit « la table ronde n'est pas forcément le meilleur moyen d'aboutir à une négociation ».

M. Ulysse GOSSET.- C'est le président Deby qui dit cela.

M. Jean PING.- C'est le président qui dit cela.
De l'autre côté, nous savons déjà que ce que vient de dire M. Mahamat Nouri a également été dit par Goukouni Oueddei lorsqu'il est venu à Libreville, qu'il faut organiser un forum. Il a appelé cela sous un autre nom.

M. Ulysse GOSSET.- Aujourd'hui, vous, comme président de l'Union africaine, que dites-vous ? Il faut une table ronde ou pas ?

M. Jean PING.- Nous disons simplement que, pour l'engager, il faut que les deux parties soient d'accord. L'essentiel, c'est d'engager une négociation, qu'elle prenne la forme d'une table ronde ou toute autre forme. N'oubliez pas que cette négociation a été tentée par M. Nouri lui-même. Nous avons eu les accords de Syrte, les accords de Tripoli et, à l'intérieur du Tchad, il y a eu les accords de N'djamena, et même les accords de Libreville avec Goukouni Oueddei, donc toutes les parties au conflit ont été associées d'une manière ou d'une autre àla négociation. Maintenant, la négociation demandée là, je l'entends, est une négociation dite "inclusive" et concernant toutes les parties. Cela a été fait dans d'autres pays. Il faut simplement que les deux parties se mettent d'accord.

M. Ulysse GOSSET.- Monsieur Nouri, votre réponse au président Ping.

M. Mahamat NOURI.- Evidemment, les accords soi-disant signés par le gouvernement de N'Djamena ont toujours été des accords partiels qui ne résolvent pas les problèmes du Tchad. J'avais dit, en son temps, que ces accords partiels ne pourront pas résoudre les problèmes du Tchad. L'histoire nous a démontré que, finalement, ces ententes avec Idriss Deby n'aboutissent à rien. Ce que nous nous proposons actuellement, c'est une table ronde inclusive, avec l'ensemble de la classe politique tchadienne.

M. Ulysse GOSSET.- Si vous persistez dans la lutte armée, s'il n'y a pas d'autres solutions selon vous, risquez-vous d'affronter directement les forces françaises et les troupes de l'EUFOR qui se mettent en place au Tchad ?

M. Mahamat NOURI.- Je rappelle toujours que nous avons toujours dit. que nous n'avons rien contre les troupes européennes qui viennent assurer la sécurité des personnes déplacées. Nous n'avons rien contre les troupes françaises, nous n'avons rien contre les intérêts français. Mais s'il arrivait que la France prenne fait et cause pour Idriss Deby, pour défendre ce régime corrompu, évidemment, les Tchadiens seront obligés d'affronter les troupes françaises, quelques soient leurs faiblesses…

M. Ulysse GOSSET.- Monsieur le Président Ping, c'est très clair. On voit qu'il y a actuellement une impossibilité de dialogue et toujours cette menace de combats au Tchad. Comment réagissez-vous ? Qu'allez-vous faire pour sortir de cette crise.

M. Jean PING.- D'abord, il ne faut pas dire qu'il y a une impossibilité de dialogue.

M. Ulysse GOSSET.- Ils ne veulent pas s'entendre ! Ils ne veulent pas parler ensemble.

M. Jean PING.- Le dialogue s'impose nécessairement. Même après une guerre, il faut forcément négocier. Même si vous avez gagné, il faut quand même la réconciliation nationale à l'intérieur. Le dialogue est donc impératif. Nous entendons bien que le format demandé peut ne pas être accepté par l'autre partie. Cependant, on peut quand même instaurer un dialogue même s'il n'épouse pas forcément le format demandé par l'une des parties. De toute façon, il faut négocier. On ne peut pas prendre le pouvoir, par les temps qu courent, par la force. L'Union africaine l'interdit. C'est considéré comme anticonstitutionnel.
Il faut donc nécessairement aller à la négociation. Nous allons nous y employer ! Nous allons nous employer à ce que la négociation ait lieu. En attendant, nous intervenons à côté de l'ONU. Souvent, nous sommes avant l'ONU, nos troupes, nos Casques verts sont au Darfour, avant l'ONU. Nous allons maintenant avoir une force conjointe, ONU/UA, au Darfour, par la résolution du Conseil de sécurité 1769 me semble-t-il.
Il ne faut pas oublier que le déploiement des troupes de l'EUFOR, ce ne sont pas exclusivement des troupes françaises. Ce sont des troupes européennes qui se déploient le long de la frontière tchadienne et centre africaine à la demande du Conseil de sécurité des Nations Unies. C'est la résolution 1778. Il est donc important d'en tenir compte.

M. Ulysse GOSSET.- Allez-vous faire pression sur Idriss Deby pour qu'il participe à une table ronde, à nouveau ?

M. Jean PING.- Non. Il ne s'agit pas de faire pression…

M. Ulysse GOSSET.- Ou l'amener au dialogue.

M. Jean PING.- Non, non, non ! Il s'agit de faire en sorte que le dialogue ait lieu. N'oubliez pas que la Commission de l'Union africaine a déjà nommé le guide libyen, et le président Sassou comme négociateur dans cette affaire-là. Cela a été décidé au récent sommet de l'Union africaine. Ces deux personnes mandatées par l'Union africaine doivent amener les protagonistes à négocier. En tout cas, à arrêter les violences !

M. Ulysse GOSSET.- Francis Laloupo ?

M. Francis LALOUPO.- Monsieur le Président, c'est un cas de figure très compliqué. On a d'un côté des rebelles armés, qu'il faut arriver certainement à ramener à la raison, et de l'autre côté, on a quand même un régime qui n'est pas un modèle de vertu démocratique. Dans ce cas, quelle est la philosophie que peut mobiliser l'UA sur le terrain ?
La question est de savoir au fond quelles sont les difficultés et comment vous allez résoudre les difficultés de l'UA quand il s'agit de résolution de conflits, qui est quand même l'une des missions cardinales de l'Union africaine. On a vu le cas au Liberia, au Sierra Leone. Au Kenya, on a vu la l’impuissance de l'Union africaine. Aujourd'hui, on voit vis-à-vis du Tchad une certaine prudence. Finalement, on a le sentiment que le bilan n'est pas très brillant en matière de résolution des conflits. L'autre question, au fond, est de savoir si le président de l'Union africaine peut parler au nom de tous les pays africains, aller porter la voix d'une Afrique, malgré la disparité justement des cultures politiques dans ces pays-là. Il est évident qu'au Tchad, il y a un déni de démocratie au quotidien. On a bien vu les dialogues au Tchad qui n'ont abouti à rien et qui, au fond, n'ont fait qu'installer ou confirmer l'état de guerre récurrent. Dans d'autres pays, effectivement, la démocratie a été davantage respectée.
Comment arriver à mettre en mouvement une philosophie de résolution des conflits quand il y a une telle disparité de culture politique ?

M. Ulysse GOSSET.- Votre réponse Monsieur le Président.

M. Jean PING.- Je dois dire que je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. Vous êtes en train de dire que la crise au Kenya ne trouve pas de solution. Je dis non ! La crise au Kenya date des élections du 27 décembre. Immédiatement, l'Union africaine a dépêché son président au Kenya, John Kufuor, qui était à l'époque le président de l'Union africaine. Il est allé au Kenya et l'objectif était de faire baisser la tension et d'arrêter les violences. Puis il a laissé sur place une commission conduite par Kofi Annan dont l'objectif était le même : arriver à trouver une solution politique pour arrêter les violences. Vous ne pouvez pas dire que c'est un échec puisqu'on nous a annoncé récemment qu'un accord avait été trouvé, qu'un accord avait même été signé. Même si certaines parties ont mis en route cet accord, un accord a été signé.

M. Ulysse GOSSET.- Sur le fond, comment résoudre les conflits ? Quelle est votre philosophie ?

M. Jean PING.- Les conflits sont résolus ! L'Afrique, en 1996, comptait 14 pays en conflit. Souvenez-vous quand même de l'Angola, de la RDC, la Première guerre mondiale, du Libéria, de la Sierra Leone, des guerres Erythrée contre Ethiopie. Souvenez-vous des problèmes rencontrés par l'Algérie et l'Egypte en matière de sécurité avec le terrorisme. Aujourd'hui, tous ces conflits ont été résorbés grâce d'abord aux Africains eux-mêmes. J'ai dit grâce d'abord aux Africains eux-mêmes ! Il y a des pays où l'ONU n'a pas mis les pieds, où la crise a été résolue par les Africains, tous seuls.

M. Ulysse GOSSET.- Votre philosophie, c'est d'abord : "Entendons-nous entre Africains".

M. Jean PING.- J'ai dit : l'Afrique intervient immédiatement, à chaque fois qu'une crise est enregistrée quelque part. L'ONU arrive parfois 10 ans après. En Côte d'Ivoire, l'ONU est arrivée 10 ans après.

M. Ulysse GOSSET.- Y a-t-il un droit d'ingérence de l'Union africaine ?

M. Jean PING.- Bien sûr. L'Union africaine réaffirme deux principes contradictoires. Le premier, c'est le principe de la non ingérence dans les affaires intérieures des états. Ce principe est consigné dans la Charte des Nations Unies, que l'Union africaine a repris. Ce principe est un principe connu et reconnu par tous. A côté de cela, l'Union africaine affirme que, dans des cas particulièrement graves, où la paix, la sécurité et la stabilité du continent sont mises en danger, la conférence de l'Union peut intervenir, en particulier lorsqu'il il y a génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Dans ce cas, l'organisation peut intervenir. C'est le premier groupe d'états au monde à avoir codifier cela, avant même l'ONU !

M. Francis LALOUPO.- Comment interprétez-vous les propos de votre prédécesseur, M. Konaré, qui déplorait justement le manque de moyens, notamment pour la résolution des conflits et qui déplorait aussi le "manque cruel de volonté politique de la part des chefs d'état africains"' ?

M. Jean PING.- Lorsque l'acte constitutif de l'Union est clair et que le Président de l'Union affirme clairement que nous sommes pour la non ingérence, mais nous sommes aussi pour la non indifférence, c'est important. Nous sommes là à l'avant-garde de l'évolution du monde.

M. Ulysse GOSSET.- Il n'y a pas une certaine impuissance de l'Union africaine ?

M. Jean PING.- Qu'est-ce que l'impuissance ? C'est que les états africains manquent de moyens pour projeter sur le théâtre des opérations leurs troupes ! Ils manquent cruellement de moyens. Nous avons besoin pour cela de l'appui extérieur. Et l'Union européenne, en particulier, a financé une série d'opérations de ce genre lorsque le continent a décidé d'intervenir immédiatement sur le théâtre des opérations, à aider en moyens logistiques, en moyens financiers, en moyens militaires pour projeter cette opération.

M. Ulysse GOSSET.- Deux petites questions brèves, Monsieur le Président. Sur le Tchad, l'Union européenne demande la libération des opposants enlevés. L'Union africaine, pour l'instant, n'a rien dit. Demandez-vous leur libération immédiate, comme le demande l'Europe ?

M. Jean PING.- Bien entendu. C'est un problème élémentaire.

M. Ulysse GOSSET.- C'est le moment de le faire, allez-y.

M. Jean PING.- Il y a des opposants qui ont été arrêtés. Nous ne connaissons pas les circonstances exactes de ces arrestations. Nous ne savons même pas qui a exactement arrêté ces opposants…

M. Ulysse GOSSET.- Que dites-vous à Idriss Deby ?

M. Jean PING.- Attendez. …qui a arrêté ces opposant. Etait-ce des militaires qui n'étaient pas en harmonie avec leur état-major ? Nous pensons que les opposants doivent être libérés.

M. Ulysse GOSSET.- Vous condamnez donc et vous demandez leur libération ?

M. Jean PING.- Nous demandons la libération. Il y a de choses qu'il faut quand même mentionner clairement. L'Union africaine s'occupe de paix et de sécurité. Elle s'occupe aussi, c'est un objectif fondamental de l'Union africaine, de démocratie, d'état de droit, des droits de l'Homme.

M. Ulysse GOSSET.- Et sur ce point ?

M. Jean PING.- Nous pensons qu'il faut instaurer la démocratie.

M. Ulysse GOSSET.- Au Tchad, il faut que les opposants soient libérés comme le demande la France, comme le demande l'Europe ?

M. Jean PING.- Evidemment. Cela va sans dire.

M. Francis LALOUPO.- Peut-on imaginer que l'Union africaine mette en place une charte ou des critères de convergence en matière de démocratie pour tous les pays africains…

M. Jean PING.- Cette charte existe.

M. Francis LALOUPO.- Oui, mais est-elle appliquée ?

M. Jean PING.- L'acte constitutif de l'Union le dit clairement. Une charte a été créée à cet effet. Cette charte va même plus loin que les constitutions de l'Union européenne. Cependant, il ne faut pas croire que l'on passe de manière instantanée. La démocratie n'est pas un événement, c'est un processus.

M. Ulysse GOSSET.- Une question très concrète : un journaliste est emprisonné au Niger, Moussa Kaka. RSF, l'Organisation Reporters sans Frontière demande sa libération. Que dites-vous sur ce cas ?

M. Jean PING.- Je n'ai pas à me préoccuper de ce que dit RSF. RSF est une organisation non gouvernementale, ce qui me préoccupe, nous, l'Union africaine, ce sont les principes défendus par l'acte constitutif de l'Union.

M. Ulysse GOSSET.- Sur ce journaliste-là ?

M. Jean PING.- On demande de laisser la liberté de presse s'exprimer.

M. Ulysse GOSSET.- Pour ce journaliste aussi ?

M. Jean PING.- Pour tous les journalistes, y compris celui-là ! Nous disons simplement qu'il faut tout de même ne pas s'imaginer que des gens sont au-dessus la loi.

M. Ulysse GOSSET.- Un dernier mot de Francis Laloupo.

M. Francis LALOUPO.- On connaissait la fougue et même les indignations de votre prédécesseur. Avec vous, allons-nous assister à un changement de style, un style plus apaisé ?

M. Ulysse GOSSET.- Monsieur le Président ?

M. Jean PING.- Je crois qu'oui. Le président Konaré est un ancien président. C'est aussi un homme de conviction qui parle haut et fort. Même quand il était président, il le faisait. Moi, je suis diplomate. Il y aura donc un changement de style.

M. Ulysse GOSSET.- Quel est votre style ?

M. Jean PING.- Mon style, c'est peut-être agir, beaucoup, parler peut-être un peu moins, mais c'est agir. Il faut nous juger sur des actes et non pas sur les paroles. Il faut nous juger sur des actes. J'ai l'intention sur ce point de faire en sorte que les chantiers en cours avancent par les actes et non pas par des procès d'intention. Par des actes ! Je répète : par des actes !

M. Ulysse GOSSET.- Merci beaucoup pour cet engagement sur l'antenne de France 24. Merci d'avoir participé tous les deux à cette émission consacrée au futur de l'Union africaine.