Inde - La recherche pharmaceutique délocalisée

Le Point, le 11/09/2008 - Pete Engardioet Arlene Weintraub, avec Nandini Lakshman à Mumbai - Business Week

En nouant des partenariats avec des firmes indiennes et chinoises, les géants américains de l’industrie pharmaceutique économisent des millions de dollars dans la recherche de nouveaux traitements médicamenteux.

Depuis le siège huppé de son entreprise, à quelques pâtés de maisons seulement des bidonvilles de Bombay, Swati Piramal se lance dans un vibrant plaidoyer sur les révolutions à venir dans le domaine de la recherche pharmaceutique. Des extraits en sanskrit de la Bhagavad Gita, sa source d’inspiration en affaires, ornent les murs de son bureau. Le logo de sa société, Piramal Life Sciences, est le gyan mudra , ce geste du yoga qui ressemble au signe « OK » des plongeurs.

Puis rendez-vous à Bangalore. Après une traversée de la ville aux embouteillages légendaires et quelques kilomètres sur une route pleine de nids de poule, notre 4 x 4 arrive enfin devant un rutilant édifice aux allures de paquebot : Jubilant Biosys, et ses laboratoires dernier cri. En revanche, la moindre réparation peut prendre une semaine, explique timidement Ajith Kamath, chercheur. Au menu du déjeuner, une pizza, commandée par téléphone et livrée avec sa garniture de maïs, de paneer (fromage indien) et d’épices. Il se trouve que Jubilant est aussi copropriétaire du magasin franchisé qui a livré la pizza.

Au premier abord, Jubilant et Piramal semblent trop sous-développées ou plutôt leur culture semble trop différente pour penser qu’elles puissent tutoyer les grands noms de l’industrie mondiale de la pharmacie. Mais, à en juger par ce qui se passe actuellement en Inde, des entreprises de ce type pourraient jouer un rôle essentiel pour l’avenir du secteur. Depuis ces derniers mois, des directeurs européens affluent dans les technopoles indiennes construites à la hâte, à la recherche d’alliés pour mettre au point de nouveaux traitements révolutionnaires. Sans tambour ni trompette, ils ont lancé une initiative qui pourrait se transformer en un vaste mouvement de délocalisation de la recherche pharmacologique en Asie.

Cinq grands laboratoires occidentaux ont noué des partenariats de développement avec Jubilant, notamment Eli Lilly, Amgen et Forest Laboratories. Lilly se rapproche aussi de Piramal, tout comme Merck. Chaque mois, des accords sont signés avec de grands laboratoires pharmaceutiques indiens. Ils consistent, pour ces derniers, à se procurer les molécules les plus prometteuses découvertes par les multinationales, à effectuer des tests pour éliminer les candidats les moins intéressants et à développer les autres afin d’en faire des médicaments pouvant être commercialisés. A terme, les partenaires indiens espèrent eux aussi réaliser des avancées scientifiques qui aboutiraient au développement de molécules révolutionnaires pour traiter des affections comme la maladie d’Alzheimer, le cancer ou le diabète.

A côté de cette Inde aux rues défoncées et à la population vivant dans la pauvreté, les responsables des laboratoires occidentaux affirment avoir trouvé un nouveau modèle efficace de collaboration dans la recherche. Ce n’est pas un hasard si tout cela se produit aujourd’hui. Après avoir dépensé des milliards de dollars sur des biotechnologies censées transmuer les découvertes de la génétique en nouveaux traitements, l’industrie pharmaceutique doit désormais trouver les produits qui la sortiront de cinq années de marasme et de croissance molle. En désespoir de cause, les géants du médicament déboursent des sommes faramineuses pour absorber des entreprises de biotechnologies, comme l’atteste l’offre de Roche sur Genentech pour 44 milliards de dollars, en juillet.

Ce que vont chercher aujourd’hui les multinationales en Inde, ce sont des compétences élevées à des prix compétitifs, c’est-à-dire cela même qui a fait du sous-continent indien l’un des leaders dans l’édition de logiciels et les services informatiques. Certaines entreprises occidentales proposent même de partager les droits de propriété intellectuelle sur les nouvelles découvertes, voire les profits. « C’est une transformation radicale du secteur Recherche et Développement, considère Robert Armstrong, responsable de la recherche mondiale chez Lilly. Nous devons désormais raisonner dans des termes radicalement différents. »

L’impact de la délocalisation

Toutefois, la ruée vers l’est, où cinq docteurs en chimie ne coûtent pas plus qu’un seul de leurs homologues en Occident, comporte certains risques. Alors que Pfizer, AstraZeneca et d’autres réduisent leurs effectifs de R&D par milliers, sur le territoire national, la montée en puissance de l’Asie provoque des inquiétudes à l’idée qu’un nouveau secteur clé de l’activité économique américaine pourrait être sacrifié par des délocalisations massives. Toutefois, si cette stratégie porte ses fruits, elle permettra au secteur en question d’économiser des milliards de dollars, de faire baisser le prix de nouveaux médicaments et d’accélérer le rythme de l’innovation.

L’impact de la délocalisation de la recherche risque d’être encore plus important avec la montée en puissance de la Chine, qui dispose d’un vivier encore plus impressionnant de chimistes. Lilly, Sanofi-Aventis et d’autres sociétés pharmaceutiques ont d’ores et déjà noué des partenariats dans l’empire du Milieu. La Chine « présente un extraordinaire potentiel », affirme Eric Topol, ancien cardiologue en chef de la Cleveland Clinic devenu consultant pour HUYA Bioscience, une entreprise de développement de médicaments de San Diego. Selon lui, la Chine pourrait produire « une multitude de traitements essentiels. Ce n’est qu’une question de temps ».

Collaborer avec les laboratoires occidentaux

La collaboration en matière de recherche entre l’Orient et l’Occident vient tout juste de commencer et n’a pas encore abouti à la fabrication d’une seule molécule. Mais de nombreux dirigeants occidentaux affirment être stupéfiés par la rapidité avec laquelle leurs partenaires indiens atteignent les objectifs fixés dans les accords. Il y a quelques dizaines d’années à peine, ce pays faisait figure de paria. Au grand dam des multinationales occidentales, l’Inde avait annoncé, dans les années 70, qu’elle cessait d’honorer les brevets sur les produits pharmaceutiques. A la suite de cette décision, on vit apparaître des milliers de fabricants de génériques qui copiaient les médicaments occidentaux et les distribuaient en Inde et dans d’autres pays en voie de développement. Ces fabricants se défendaient en arguant qu’ils fournissaient un service social en vendant, par exemple, un antibiotique à une fraction de ce qu’exigeaient les firmes occidentales, propriétaires des brevets. En 1990, les fabricants de génériques indiens Cipla et Ranbaxy Laboratories commencèrent à vendre des traitements contre le sida en Inde et en Afrique pour 1 dollar la dose seulement. Les responsables indiens eux-mêmes finirent par comprendre que casser les prix aboutirait toujours à une impasse. Tous les dirigeants de grandes entreprises pharmaceutiques indiennes ou presque affirment avoir pour objectif l’éradication de toutes les maladies du tiers-monde. Pour cela, il faudra des traitements révolutionnaires, pas des usines pleines de génériques de contrefaçon. Ils reconnaissent aussi que le seul moyen de donner un coup de fouet à leur industrie pharmaceutique est de collaborer avec les laboratoires occidentaux. C’est ainsi qu’en 2003 New Delhi a fait machine arrière en affirmant qu’elle protégerait les droits des détenteurs de brevets étrangers.

Les premières collaborations entre firmes occidentales et indiennes portaient sur des travaux de laboratoire relativement simples et étaient destinées à faire des économies sur les coûts de main-d’oeuvre. Puis les Indiens ont voulu avoir plus de responsabilités. Mais si l’Inde disposait d’un vivier important de bons chimistes, il lui manquait des biologistes ayant les connaissances et l’expérience requises pour développer des molécules. Lorsque Sandeep Gupta, un ancien directeur de la recherche de Forest Labs, fit le tour des entreprises pharmaceutiques indiennes en 2006, il exhorta leurs PDG à trouver rapidement de nouveaux talents. « Je leur ai expliqué qu’ils devaient absolument développer leur savoir-faire en biologie pour que nous puissions travailler ensemble », explique-t-il. Très vite, les laboratoires locaux se sont arraché des milliers de biologistes indiens formés à l’étranger, pour les nommer à des postes de direction. Jubilant a ainsi nommé Ajith Kamath, qui avait travaillé pendant quatorze ans chez Pfizer, à la tête de son tout récent département de biologie structurale, et V. N. Balaji, un ancien de chez Monsanto et Allergan, au poste de directeur scientifique. Le laboratoire étoffa rapidement son équipe de 50 chimistes et autres chercheurs en pharmacie pour constituer une armada de 700 personnes. « Si vous m’aviez dit, il y a cinq ans, que nous en arriverions là où nous en sommes, je ne vous aurais jamais cru », raconte Ajith Kamath.

Avec le temps, cette collaboration évolua en accords de codéveloppement. Le tournant fut pris en 2003 avec l’accord entre GlaxoSmithKline et Ranbaxy. Glaxo céda des molécules innovantes dont on pensait qu’elles pouvaient servir à des applications médicales et proposa à son partenaire indien de lui céder une partie des droits de propriété intellectuelle et des millions de dollars de royalties s’il pouvait l’aider à développer un médicament commercialisable à partir de ces molécules. Les laboratoires pharmaceutiques occidentaux ont annoncé des opérations de ce type pour un montant d’environ 400 millions de dollars jusqu’à présent, mais leur valeur totale est probablement beaucoup plus élevée. BristolMyersSquibb, par exemple, vient d’annoncer l’élargissement d’un partenariat de recherche avec Biocon, une entreprise de Bangalore. Le nouvel accord porte notamment sur des installations de recherche à la pointe du progrès qui abriteront 400 scientifiques-mais dont le coût n’a pas été rendu public.

Réduire les coûts

Pour les partenaires occidentaux, le premier objectif de ces alliances est de réduire les coûts. Aux Etats-Unis, les entreprises de sous-traitance dans la recherche facturent les services à plein temps d’un docteur en chimie au moins 250 000 dollars. Avec un partenaire indien, le même travail coûte environ 80 % de moins. Mais ce que les laboratoires veulent plus que tout, c’est reconstituer leurs capacités de développement de nouvelles molécules. Transformer une hypothèse en médicament pouvant être testé sur les êtres humains peut coûter jusqu’à 100 millions de dollars. Après tous ces efforts, il n’y a qu’une chance sur huit pour que la molécule en question soit autorisée par la Food and Drug Administration (FDA). En réalisant le plus d’expériences possibles sur un continent à bas salaires, les laboratoires occidentaux pensent pouvoir réaliser plus de projets sans augmenter les budgets consacrés à la recherche. En d’autres termes, ils veulent « plus de tirs gagnants », une phrase que l’on entend si souvent dans les milieux pharmaceutiques en Inde qu’on la dirait tout droit sortie d’un texte sacré hindou.

L’autre mantra qui revient constamment est : « Echec rapide est peu coûteux ». Lorsque les scientifiques étudient les effets des médicaments potentiels dans leurs tubes à essai, puis sur les animaux, ils repèrent les problèmes qui conduisent parfois à l’impasse, par exemple trop d’effets secondaires toxiques ou bien mauvaise absorption par l’organisme. Il est donc essentiel de renoncer à ces projets à ce stade, parce que l’essentiel du coût lié au développement d’un médicament-quelques centaines de millions de dollars, en général-apparaît plus tard, lors des essais cliniques sur les êtres humains. Les laboratoires occidentaux veulent que les échecs soient repérés le plus tôt possible, lors des tests effectués en amont, en Inde, explique C. S. N. Murthy, le patron d’Aurigene, un laboratoire de Bangalore. « Ici, quatre échecs vous coûtent le prix d’un seul », argumente-t-il. Au départ, les patrons occidentaux étaient méfiants du fait de la propension de leurs partenaires indiens à imiter les médicaments occidentaux. Pourtant, ils ont été littéralement aimantés par l’Inde. Mervyn Turner, l’un des responsables de la recherche chez Merck, qualifie son premier voyage en Inde, en novembre 2007, de « décoiffant ». Il a été impressionné par le désir des laboratoires locaux de faire de la recherche de niveau international et par leur patrons charismatiques et passionnés. A Bombay, il a rencontré Swati Piramal, fille d’un magnat du textile qui a fait ses études à Harvard. Elle lui a raconté qu’elle avait choisi la médecine pour trouver un moyen de guérir de la poliomyélite. « C’est une force de la nature », commente-t-il.

Un examen plus précis du partenariat entre Forest Lab et Aurigene révèle les atouts de ce nouveau modèle de recherche, mais aussi les obstacles auxquels il est confronté. Forest a en effet fourni à Aurigene un certain nombre d’informations précieuses et secrètes sur de nouveaux médicaments contre certains troubles métaboliques comme le diabète. La mission d’Aurigene consiste désormais à tester une série de molécules et à trouver un médicament. Chaque laboratoire a placé trois responsables à la tête d’un « conseil de recherche conjoint » et des équipes de chimistes et de biologistes travaillant en parallèle restent en contact permanent par téléconférence. Pour C. S .N. Murthy, la vitesse est la base de tout. Alors que les grands laboratoires américains sont empêtrés dans la paperasserie, « dans un contexte comme celui [dans lequel nous travaillons], il suffit à un scientifique de faire quelques calculs le matin et, l’après-midi, il dispose de toutes les informations dont il a besoin. Il ne convoque pas de réunion. Il va voir un collègue dans son bureau et reste à côté de lui jusqu’à ce qu’il ait obtenu ce qu’il veut ». Récemment, Forest et Aurigene ont conçu un médicament et l’ont testé sur des animaux en l’espace de trois mois seulement-un délai rapide comparé à ce qui se fait aux Etats-Unis et en Europe.

Plus de responsabilités

Les laboratoires occidentaux confient à leurs partenaires indiens plus de responsabilités que ces derniers n’auraient jamais pu rêver en avoir. Suven Life Sciences, une start-up indienne de Hyderabad, participe au codéveloppement de médicaments pour les maladies du cerveau avec Lilly. Dans le cadre de l’accord, Suven peut travailler sur ses propres molécules sur la maladie d’Alzheimer, l’obésité et la maladie de Parkinson, sous réserve que ces dernières ne fassent pas concurrence aux produits développés conjointement. Plus tôt, Lilly avait voulu imposer certaines restrictions aux recherches de Suven. « Nous n’avions aucune marge de manoeuvre », se souvient Venkat Jasti, le patron de Suven. Mais la relation a évolué et Venkat Jasti a fini par convaincre ses partenaires américains de se passer purement et simplement de paperasserie. « On n’a qu’à dire comme Lilly, affirme-t-il. L’innovation vient de la liberté. »