CHINE • L'atelier du monde chahuté par la crise

Les carnets de commande des PME chinoises ont tendance à s'alléger depuis le début de l'année. Un reportage réalisé à Wenzhou pendant l'été et qui laisse entrevoir un avenir difficile.

Le sud de la province du Zhejiang baigne dans une chaleur étouffante. C'est traditionnellement la morte-saison pour le marché de l'emploi. Pourtant, cette année, la canicule n'a pas arrêté les travailleurs à la recherche d'un emploi. Wang Ouxiang, secrétaire adjoint du centre pour l'emploi de la municipalité de Wenzhou, le constate de visu : l'an dernier à la même époque, de son bureau au premier étage, il pouvait compter sans peine les quelques personnes occupées à lire les offres d'emploi dans le hall en contrebas. Aujourd'hui, c'est une foule compacte qui se presse sous ses yeux. Or, selon lui, au cours du premier semestre 2007 déjà, le nombre des demandeurs d'emploi était en augmentation de 10 % par rapport à l'année précédente à la même époque, alors que les offres d'emploi étaient en diminution.

L'évolution du marché du travail à Wenzhou est révélatrice des bouleversements macroéconomiques que connaît la région du delta du Yangtsé [est de la Chine]. Les statistiques indiquent que, en Chine, 80 % des emplois dépendraient des petites et moyennes entreprises. A Wenzhou [modèle de développement de l'industrie manufacturière de la côte sud-est], celles-ci emploient plus de 2,8 millions de travailleurs extérieurs à la municipalité.

Guo Linlin fait partie de ceux-là. "Vivre en ville est vraiment très difficile pour un manœuvre", constate-t-il. Cette année, son salaire a augmenté, mais cela n'a pas compensé complètement la hausse du coût de la vie. L'envolée des prix le laisse désemparé : alors qu'au départ il pensait pouvoir économiser 5 000 yuans par an et amasser en quelques années un pécule suffisant pour ouvrir un petit commerce dans sa région natale, désormais cet objectif s'éloigne. Originaire de la région [minière] de Liupanshui, dans la province du Guizhou [sud-ouest de la Chine], Guo Linlin est donc en train d'envisager le retour au pays.

A Wenzhou, dont la petite économie privée est la plus dynamique de Chine, Ye Jianbo gère une entreprise de lunetterie de taille moyenne employant 200 personnes. Un exemple typique de l'industrie manufacturière traditionnelle de Wenzhou, mais aussi de la faiblesse de ses profits. L'usine, qui exporte au Pakistan, en Inde et au Moyen-Orient, rapporte à Mme Ye de 5 % à 7 % de bénéfices annuels, une fois déduits les coûts salariaux et de matières premières ainsi que les frais de gestion. Cependant, depuis le début de l'année, les 5 % de bénéfices se sont étiolés. Les commandes facturées en dollars se sont raréfiées, et les affaires sont devenues de moins en moins rentables. Les clients expliquent à Mme Ye, embarrassés, que leurs entrepôts sont pleins. En mai, cette entreprise autrefois florissante s'est mise à perdre de l'argent.

Parmi les ouvriers, 60 % ont été renvoyés chez eux ; Mme Ye leur verse une allocation de subsistance de 600 yuans par mois, dans l'espoir de pouvoir les réembaucher le moment venu. Elle prend sur elle pour donner l'image d'une gestionnaire sûre d'elle, mais au fond, elle n'est pas du tout tranquille. Son entreprise, qui n'a conservé que 80 ouvriers et a diminué sa production de moitié, doit encore essuyer chaque mois 200 000 yuans de pertes.

Depuis le mois de juillet, des délégations de niveau ministériel se sont succédé au chevet de l'un des moteurs de l'économie chinoise. Jamais tant de personnalités importantes n'étaient venues respirer l'air de Wenzhou. Cette concentration d'efforts est due au fait que le modèle de l'entreprise de production à forte proportion de main-d'œuvre, sur laquelle reposent encore beaucoup d'espoirs en Chine, semble tomber en léthargie.

Des faillites à l'horizon

Au premier semestre 2008, près de 10 % des usines de chaussures de Wenzhou avaient déjà fermé – du jamais vu. En fait, depuis le début de l'année, toutes les entreprises de fabrication traditionnelle des deltas du Yangtsé et de la rivière des Perles [au Guangdong, dans le sud de la Chine], qu'elles produisent des briquets, des chaussures, des lunettes ou des vêtements, connaissent les affres de la morosité. Fin mars, Zhou Dewen, directeur de l'Association pour la promotion et le développement des PME de Wenzhou, a révélé dans une interview accordée à la chaîne de télévision centrale que près de 20 % des entreprises de Wenzhou avaient cessé ou réduit de moitié leurs activités. Ce chiffre a fait l'effet d'une bombe en Chine, car l'économie de Wenzhou donne en général le "la" au reste du pays. Depuis juillet, Zhou Dewen a assisté à presque toutes les missions nationales d'enquête menées à Wenzhou. Il prévoit un second semestre pire encore pour les entreprises. Pourtant, le premier semestre a déjà été très difficile. Des entreprises qui jusque-là n'avaient jamais manqué de liquidités ont connu le problème pour la première fois.

Pour l'instant, Wenzhou n'a pas encore connu, comme les villes voisines de Taizhou ou de Yiwu, de faillites de grandes entreprises entraînant des difficultés en cascade pour les autres entreprises de la région. La spécificité de ses modes de financement privés la protège quelque peu, affirme Zhou Dewen.

Certes, la principale raison avancée pour les fermetures d'entreprises à Wenzhou est le manque de crédits. Mais le directeur de la succursale de Wenzhou de la Banque commerciale du Zhejiang, Wang Chengliang, dément qu'il soit plus difficile aujourd'hui pour les entreprises d'obtenir un crédit. Il explique simplement que la hausse de l'offre de capitaux ne parvient pas à compenser celle de la demande. Second point : poussées par le souci de réaliser des profits, les banques cherchaient jusqu'alors à épuiser leur quota de crédits au cours du premier semestre, mais la Banque de Chine impose désormais une répartition égale entre les quatre trimestres de l'année. Dans un tel contexte, si les PME ont du mal à écouler leurs stocks, les banques ne peuvent pas courir le risque de leur prêter de l'argent, explique M. Wang. Dans ce contexte, le recours aux capitaux privés connaît de nouveaux développements.

Xu Hui est à la tête d'une moyenne entreprise d'import-export réalisant plusieurs centaines de millions de yuans de chiffre d'affaires en revendant les produits d'une quarantaine de petites entreprises. Elle sait que ces petites usines vont passer des jours difficiles. Auparavant, elle pouvait régler leurs factures à la fin du mois, mais maintenant, pour éviter aux usines des ruptures de trésorerie, elle doit les régler dès le lendemain de la livraison des marchandises. A cause de la chute des commandes, la société d'import-export de Mme Xu réalise déjà des bénéfices bien inférieurs à ce qu'ils étaient auparavant.

L'émergence de nouveaux prêteurs

Avec l'inventivité qui caractérise les habitants de Wenzhou, Xu Hui a déjà flairé d'autres possibilités de bonnes affaires, en dépit de la morosité ambiante. Elle a créé avec plusieurs autres sociétés une société d'investissement, et s'est mise à la recherche des secteurs de croissance économique prometteurs. Cette société n'a pas hésité à aller investir dans le Xinjiang [nord-ouest de la Chine] dans les nouvelles sources d'énergie et les nouveaux matériaux, et même en Europe dans l'habillement. Elle espère pouvoir à terme prendre des parts dans de grandes entreprises de Wenzhou.

En fait, les gens de Wenzhou ont tous commencé à investir ici et là, et à élaborer des systèmes de cautionnement mutuel. Mais ce n'est pas sans risque. En effet lorsqu'une entreprise se porte caution pour l'emprunt bancaire d'une autre et que celle-ci fait faillite, les pertes se reportent directement sur le compte du cautionneur. Aussi les sociétés de cautionnement ont-elles connu une forte expansion au cours des deux dernières années. Toutes les sociétés interrogées nous ont indiqué une hausse de leur chiffre d'affaires de plus de 50 % l'an passé, "mais cette année est une année à haut risque", estime Guo Zhichao, président de l'association des sociétés de crédit et de cautionnement de la municipalité de Wenzhou. A l'heure actuelle, ils ne se portent plus garants des entreprises de transformation de produits destinés à l'exportation.

Enfin, avec le rétrécissement des différents canaux de financement, depuis le début de l'année, on constate l'émergence de petits prêteurs privés qui jusqu'alors opéraient dans l'ombre.

Les encarts publicitaires de la presse locale sont remplis de propositions de prêts par des particuliers, qui ne cachent plus leur véritable nature. Un coup de téléphone permet de se rendre compte des cours pratiqués : pour un emprunt de 1 million de yuans, une entreprise devra payer 30 000 yuans d'intérêts par mois, soit un taux mensuel de 3%, et un taux annuel de 43 % car le prêt devra être assorti d'une prise d'hypothèque.

Mme Lin Jie, qui s'occupe de ses propres placements, se dit attirée par ce genre de publicités et se demande si elle ne va pas placer une partie de ses fonds retirés du marché boursier dans ces sociétés de financement privées. L'argent disponible à Wenzhou ne se trouve plus entre les mains des grandes entreprises mais dans celles des membres des classes moyennes, telle Mme Lin. Selon un professionnel, au cours du premier semestre, à Wenzhou, les banques ont enregistré 50 milliards de yuans de nouveaux dépôts, qui proviennent en partie de la Bourse mais aussi du rapatriement de fonds placés dans d'autres régions.

Cet argent ne dort pas longtemps sur les comptes en banque. En raison de difficultés de trésorerie persistantes, de nombreuses PME sont contraintes de se tourner vers des prêteurs privés. Zhou Dewen estime à 60 milliards de yuans les flux financiers entre particuliers aujourd'hui à Wenzhou. Comme chacun sait, les taux usuraires y sont extrêmement répandus et, selon, certains journaux peuvent dépasser les 5 % mensuels. Mais de nombreux professionnels contestent ce chiffre. "C'est une minorité de cas", estime Guo Zhichao, il s'agit de prêts relais sur du très court terme ; la plupart des prêts longue durée proposés en dehors des circuits officiels sont assortis de taux fixes mensuels entre 1,5 % et 2 % , ce qui n'est pas sans risque malgré tout… En effet, pour une entreprise qui a besoin d'argent durant toute une année, cela équivaut à un taux annuel d'emprunt autour de 20 %, bien supérieur au taux moyen de bénéfices généralement réalisés dans l'industrie manufacturière à Wenzhou, qui est d'environ 10 %. Ces sociétés de financement ou de cautionnement évoluent à mi-chemin entre la légalité et l'illégalité. Wang Chengliang estime qu'elles n'ont certes rien à voir avec les officines de crédit clandestines, mais leur statut reste flou et il serait nécessaire de leur donner une identité légale.

Un engouement pour le microcrédit

En juillet dernier, la province du Zhejiang a lancé l'expérimentation de sociétés de microcrédit dans plusieurs grandes villes. Les provinces du Shanxi et du Guizhou ainsi que la municipalité de Pingyao les avaient expérimentées dès 2006, mais seulement dans des villages, tandis que dans le Zhejiang l'essai est tenté en milieu urbain. Si la date choisie prêtait à toutes les supputations (elle coïncidait avec la fin de la visite de délégations de dirigeants nationaux), Zhou Dewen estime pour sa part que cette initiative est certainement liée aux difficultés que rencontrent l'ensemble des PME.

Lors du lancement des réformes économiques [dans les années 1980], le financement privé à Wenzhou a été le moteur de l'accumulation de capitaux dans les petites sociétés privées. Mais, en 1986, le secteur a connu un véritable drame avec l'effondrement de toute une chaîne de financement fondée sur une tontine de type pyramidal. Son initiatrice, Zheng Lefen, accusée de spéculation, avait été exécutée.

Le microcrédit, modèle inventé par le Bangladais Muhammad Yunus, fonctionne de façon différente. La Grameen Bank prête à des pauvres de façon à générer des profits à la fois économiques et sociaux. Wenzhou a donc obtenu l'autorisation d'ouvrir seize sociétés de microcrédit, différentes de la banque Grameen : elles ne sont pas des organismes financiers au sens strict du terme, mais seulement des sociétés spécialisées dans un certain type d'affaires. Elles doivent obligatoirement être créées à l'initiative de grandes entreprises manufacturières, ne peuvent pas offrir des formules d'épargne et doivent proposer des prêts à des taux d'intérêt ne dépassant pas quatre fois ceux des banques et d'un montant ne dépassant pas les 500 000 yuans dans 70 % des cas. Malgré toutes ces limitations, les grandes entreprises manufacturières et les sociétés de cautionnement ont accueilli avec un rare enthousiasme la création de ces seize sociétés. Dès le mois d'août, 90 des cent plus grandes entreprises de Wenzhou, dont beaucoup sont en concurrence les unes avec les autres, avaient déjà déposé une demande de microcrédit.

Pour intensifier leur soutien aux industries à forte composante de main-d'œuvre, fin août, la Banque centrale et les ministères des Finances, des Ressources humaines et de la Sécurité sociale ont également publié un document conjoint portant à 2 millions de yuans – contre 1 million précédemment – le plafond des microcrédits garantis destinés aux petites entreprises à forte densité de main-d'œuvre et autorisant une hausse de 3 % de leurs taux d'intérêt. Ces mesures ont eu pour effet de favoriser encore un peu plus l'engouement pour les microcrédits.

Certains prétendent que ces microcrédits auraient récupéré les sommes placées dans les petites officines privées, mais de nombreux professionnels estiment que même si ces seize sociétés de microcrédits peuvent récolter des fonds de particuliers à hauteur de près de 2 milliards de yuans, ce n'est que peu de chose en comparaison des 60 milliards de yuans de capitaux privés qui circulent à Wenzhou en dehors des canaux officiels.

La municipalité aurait arrêté une liste à soumettre aux autorités provinciales, qui ne comporterait que des entreprises phares de l'industrie manufacturière. En principe, les sociétés de microcrédit devraient donc pouvoir commencer officiellement leurs activités en octobre.

Yang Chuanmin / Nanfang Dushibao par Courrier international