Quelle vie après le PIB ?

14/09/09 / Les Echos

La plupart des économistes en sont convaincus, la notion de produit intérieur brut ne suffit plus à mesurer la performance économique. Mais comment prendre en compte, outre la production de richesse, les inégalités sociales, la qualité de la vie, celle de l'environnement ? Le prix Nobel américain Joseph Stiglitz associé aux talents d'Amartya Sen, de Kenneth Arrow, de James Heckman et de Daniel Kahneman remet aujourd'hui à Nicolas Sarkozy son rapport sur le sujet.

La crise a prouvé que la croissance mesurée aux Etats-Unis était erronée. Les bénéfices n'étaient pas corrects, les investissements non plus. Tout était faux. » Fichtre ! Qui a trafiqué les chiffres ? Les gouvernements, les banquiers, les économistes ? Personne. Comme l'explique le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz dans une interview accordée au magazine « Challenges », « il n'est pas facile de chiffrer la complexité de notre réalité, mais on peut trouver de bien meilleurs instruments de mesure que ceux du PIB ».
Voilà donc le coupable désigné : le fameux produit intérieur brut, alpha et oméga de notre mesure de la croissance économique, a failli. Au moins a-t-il aveuglé ses disciples, persuadés que hausse du PIB rimait avec richesse et bien-être. Pourtant, le PIB a doublé au cours des vingt-cinq dernières années, et les inégalités culminent à un niveau jamais enregistré dans l'histoire, puisqu'un cinquième de l'humanité se partage 2 % du revenu mondial, tandis que les écarts d'espérance de vie ont dépassé quarante ans d'un point à l'autre de la planète ! Le doublement du PIB s'est aussi accompagné d'une dégradation de 60 % des écosystèmes. Enfin, cet indicateur, qui ajoute aux valeurs produites dans la sphère marchande les coûts de production des services non marchands, n'a pas fourni la moindre alerte sur les risques liés à l'emballement des services financiers. Alors est-il temps de l'abandonner ? Si oui, par quoi le remplacer ? Au moins est-il nécessaire de se « désintoxiquer », plaide Joseph Stiglitz, qui remet aujourd'hui à Nicolas Sarkozy le rapport commandé en janvier 2008 sur « la mesure de la performance économique et du progrès social ».
A vrai dire, quand le président de la République a confié cette étude à Joseph Stiglitz, il songeait moins à une remise en cause du PIB qu'au divorce croissant entre la statistique et l'opinion publique. Tandis que le PIB par tête ne cesse d'augmenter, les citoyens se plaignent d'un « reste à vivre » en constante diminution. Depuis, la récession a frappé sans qu'aucun économiste ou presque ne l'anticipe, et les dirigeants du monde scrutent avec angoisse la ligne d'horizon fuyante du PIB. La conférence programmée aujourd'hui dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne autour de la remise de ce rapport, fruit du travail de 25 économistes, dont 5 prix Nobel (1), sera-t-elle l'occasion d'un grand mea culpa ?
Le paradoxe d'abondance

Nous n'avons pas trouvé par quoi remplacer le PIB, mais nous sommes tous d'accord sur ses insuffisances et la nécessité de le compléter, reconnaissent les membres de la commission. Le rapport va donc officialiser les failles de cet agrégat, incapable de mesurer la qualité de la vie, puisqu'il ne compte pas l'activité bénévole, ni les loisirs, mais additionne en revanche le carburant consommé dans les embouteillages ou le nettoyage des plages après une marée noire. Un indicateur qui ne dit rien des inégalités : « Si Bill Gates entre dans un bar, le revenu moyen de tous les consommateurs est automatiquement multiplié par 1.000 », ironise Xavier Timbaud, économiste à l'OFCE, rapporteur des travaux de la commission. Un indicateur de croissance, mais pour qui, jusqu'où et à quel prix ? Au-delà d'un certain revenu, la perception du bien-être n'augmente plus, c'est ce qu'on appelle le paradoxe d'abondance. Le « happy planet index », mis au point par la New Economic Foundation, révèle qu'au-delà de 15.000 dollars de PIB par habitant, il n'y a plus aucune corrélation entre la satisfaction des citoyens et la hausse des revenus. Peu importent les démonstrations, chacun comprend que si les Chinois étaient équipés de voitures comme les Américains, la totalité de la production pétrolière actuelle n'y suffirait pas. Le bonheur ne pourra donc se mesurer à l'aune du PIB américain, faute de planète de rechange. Il faut inventer une nouvelle croissance.
La critique s'embourgeoise

« Une prise de conscience, déclenchée par l'urgence écologique et la montée des inégalités, a eu lieu. Rares sont aujourd'hui les économistes qui ne pensent pas qu'il faut aller au-delà du PIB. Au sein de la commission, le débat a surtout porté sur la radicalité des propositions à faire », explique Jean
Gadrey, professeur émérite d'économie à Lille et membre de la commission. Autrefois réservée à des économistes iconoclastes, aux mouvements écologistes et à la nébuleuse altermondialiste adepte du rapport Halte à la croissance du Club de Rome de 1970 et du rapport Brundtland de 1987 sur le développement durable, la critique de la « dictature du PIB » s'embourgeoise… Depuis trois ans, l'OCDE, la Banque mondiale, la Commission européenne ont relancé la recherche de nouveaux indices afin de mesurer le progrès des sociétés autrement qu'à travers le prisme du PIB. La Commission européenne, qui travaille depuis quinze ans sur le calcul d'un PIB vert, promet ainsi de finaliser un « indice de pression environnementale » l'an prochain.
Président du Conseil d'analyse économique, Christian de Boissieu confirme : « Je suis un économiste classique, loin des altermondialistes, mais il est clair que le PIB ne tient pas compte des externalités, de l'épuisement des ressources naturelles, de la nécessité de diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre. Il est temps de mieux articuler des problématiques jusqu'ici séparées, sociales, environnementales, économiques. Depuis trente ans, les institutions internationales cherchent des indicateurs multidimensionnels et pluridisciplinaires, on attend des sauts qualitatifs. »Xavier Timbaud souligne lui aussi que les économistes doivent sortir de leur appareil de comptabilité nationale pour répondre aux questions portées par la société civile et apporter des données solides pour éclairer le débat.
Des questions très politiques

Mais comment trier les informations et établir un système normalisé ? Là, les querelles réapparaissent. De l'indice de développement humain à l'indice de santé sociale, en passant par des tentatives de PIB vert, dans lequel les dommages environnementaux viendraient en déduction du PIB, de très nombreux travaux existent. Aucun système de mesure ne fait l'unanimité. Chacun retrouve ses réflexes défensifs. « D'accord pour trouver de nouvelles normes, mais je ne crois pas à la magie d'un indicateur unique. Prenez la pauvreté, comment la mesurer ? Par la méthode de Gini, par la situation du décile inférieur, par les écarts de déciles ? Ce débat n'a jamais été tranché, tant la question est politique », souligne l'économiste Jean Pisani-Ferry. Même scepticisme du côté de Jean-Paul Betbèze, directeur des études économiques au
Crédit Agricole :« Ce débat sur les indicateurs est aussi ancien que l'économie politique, John Stuart Mill évoquait déjà “ l'état stationnaire ” », ou de Jean Hervé Lorenzi : « Il n'existe pas d'indicateur du bonheur. »
Compléter le tableau de bord

Abandonner le PIB ? Impossible. Pour les économistes, c'est l'équivalent du système métrique. « En réalité, on pourrait construire un PIB corrigé, en pondérant de manière monétaire des externalités négatives, mais il y a un énorme problème d'acceptabilité, tempère le spécialiste du climat Jean-Marc Jancovici. Car cela reviendrait à accepter toute l'horreur de passer d'un monde infini, celui de la croissance éternelle du PIB, à un monde fini, celui des ressources naturelles limitées. Et je ne crois pas possible de convertir les milliers d'experts de la comptabilité nationale, qui ont bâti lentement un système statistique normé et sérieux et sont les véritables gardiens du temple. »
Au moins pourrait-on compléter le PIB par un indice social et un indice environnemental qui feraient partie du tableau de bord sans cesse ausculté par les puissants ? Rêvons un peu. Au lieu de « Nous tablons sur une baisse de 1,4 % du PIB mondial et un retour de la croissance en 2010 », le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, déclarerait : « La croissance est atone mais les indices de bien-être s'améliorent et les émissions de CO2 sont orientées à la baisse ». Après tout, ce serait quand même deux bonnes nouvelles au sein des trois piliers du développement durable.