Mondialisation : le dessous des cartes

Propos recueillis par Frédéric Pons avec Elise Deloraine, le 21-08-2008, Valeurs actuelles

À l’heure où le monde s’interroge, entre autres sur la stratégie russe, il faut lire – et écouter – les analyses de Jean- Christophe Victor sur la complexité géopolitique du XXIe siècle.

Fondateur du Laboratoire d’études politiques et cartographiques en 1989, longtemps en poste aux Affaires étrangères, le géographe Jean-Christophe Victor a travaillé au sein de la cellule de prospective du Quai d’Orsay. Appelé par Jérôme Clément et André Harris sur la chaîne Arte en 1991,Jean-Christophe Victor a ensuite conçu l’émission le Dessous des cartes, la meilleure pédagogie des relations internationales jamais faite à la télévision. Avec Virginie Raisson et Franck Tétart, il a aussi publié l’Atlas du dessous des cartes et l’Atlas d’un monde qui change. Pour Valeurs actuelles, il décrypte les menaces contemporaines.

Que vous a apporté votre expérience aux Affaires étrangères ? J’y ai appris qu’observer et décider sont deux choses distinctes. L’analyste et le journaliste observent sans prendre de décisions. Au Quai d’Orsay, on fait des recommandations. On comprend que la géographie est déterminante dans les décisions.

La fin de la guerre froide a-t-elle changé notre perception de la géographie ? Cet événement a redonné de la fluidité à l’analyse géographique, alors qu’on était figé dans la seule relation stratégique Est-Ouest. En Europe de l’Est et en Asie centrale,on s’est remis à tracer des frontières, ce qui n’avait plus été fait depuis 1945. Les guerres dans les Balkans ont redonné à la géographie un rôle qu’elle n’avait plus.

La géographie politique aurait-elle été “suspecte” ? En un sens, oui. Elle avait été préemptée par le national-socialisme qui avait conçu cette matière comme un espace de pouvoir, un espace vital (Lebensraum). Le terme de “géopolitique”était lié au nationalsocialisme. On en est sorti, à peu près au moment de la chute du mur de Berlin. Ce retour aux fondamentaux historiques et géographiques est-il une surprise ? Pas pour les géographes.Mais pour les décideurs politiques, oui.

Où situez-vous les principales zones de tension ? Le Proche et le Moyen-Orient restent le point nodal classique. Le problème israélo-palestinien, posé en 1917 et en 1948, n’a pas été résolu, à la fois à cause d’Israël et parce que cela arrange les États arabes de conserver ce point de fixation. Près de 66 % des réserves mondiales de pétrole sont dans cette région. À cela s’ajoute la dimension religieuse du problème, instrumentalisée politiquement.

Par qui ? Par le terrorisme, qui s’appuie sur l’islamisme, qui s’appuie sur l’islam. Cela crée une confusion politique très grande car on confond aire de civilisation et choc politique, deux choses différentes.

Et les points sensibles nouveaux ? Je pense au changement climatique observé depuis dix-vingt ans, ces un à deux degrés de hausse des températures. Cela va s’accentuer en 2020-2030. Les décisions sur le climat sont importantes parce qu’elles préemptent une partie de l’avenir. Les autres dossiers délicats sont l’économie et le problème de la représentation belligène de l’autre, notamment notre façon de considérer le monde musulman et vice versa.

L’eau n’est-elle pas un dossier stratégique majeur ? Oui, mais plus pour des raisons de qualité que de quantité. L’eau n’est pas, en soi, un objet de conflit. La quantité existe si on sait la partager et la gérer, ce qui n’est pas le cas. Lorsque la Turquie et l’Irak sont en guerre, les Turcs n’empoisonnent pas le Tigre et l’Euphrate.

L’eau est-elle un facteur de guerre entre Israël et la Syrie ? C’est important et chacun suspecte l’autre.Mais il s’agit moins d’une vraie confrontation que d’un problème d’accès, de représentations, de clarté dans les accords. Ce problème de partage n’existe pas sur le Mékong, ni sur l’Amazone, parce que des accords transfrontaliers ont été signés. Ce n’est pas encore le cas pour le Tigre ou le Jourdain. Les problèmes apparaîtront vers 2018 ou 2028.

Pourquoi ces dates ? À cause des pénuries d’eau et des conflits d’usage qui obligeront à faire des choix. Pour quoi faudra-t-il utiliser l’eau douce ? Pour les besoins de l’agriculture et de l’industrie, pour les villes, pour le tou- risme qui rapporte tant de devises ? Si vous voulez faire fortune, investissez dans des usines de dessalement.

Le réchauffement de la planète aggrave-til ce phénomène ? Il ne va pas aider,mais l’augmentation de la pression démographique, l’extension des villes, du tourisme, de l’agriculture sont plus directement en cause. On a besoin de plus d’eau qu’il y a vingt ans et ce sera encore plus vrai dans dix ans.

Ce qui provoquera d’importants mouvements de population ? Cela a déjà commencé.Au Népal, les gens migrent parce que les glaciers fondent dans les lacs, ce qui noie les vallées. Le phénomène est le même au Bangladesh, aux Maldives, aux Tuamotou, en Allemagne où de plus en plus de champs sont noyés. Ce n’est pas le cas aux Pays-Bas, grâce aux digues construites aux XVIIIe et XXe siècles. Ces mouvements de “réfugiés climatiques”vont s’accroître.

Surtout en Asie et dans le Pacifique… Non, pas seulement.Venise, Rio de Janeiro, Marseille,Manhattan sont concernés. Sauf que là,avec des moyens financiers, on pourra retarder les échéances.

Un conflit est-il inévitable entre les États- Unis et la Chine ? Non, parce que leur interdépendance est forte. Ces deux pays n’ont pas besoin d’un conflit militaire pour s’affronter. La Chine détient de plus en plus de bons du Trésor américain. Si elle veut peser sur les États-Unis, elle convertit 50 % de ce stock en euros. C’est un formidable levier.

Les pandémies et épizooties sont-elles de nouveaux facteurs de risques ? Oui, à cause des déplacements qui favorisent la circulation des virus. C’est ce qui s’est passé avec le sida. C’est un miroir de la mondialisation. Qui accroîtrait donc les risques géopolitiques ? La mondialisation produit de la richesse mais elle crée aussi de l’inégalité et de fortes tensions sur les identités. Nos économies mondialisées sont dans des flux, transnationales. Nos identités sont au contraire dans des lieux. Plus il y a de flux, moins il y a de lieux.D’où les tensions.

L’urbanisation massive de certains pays peut-elle être enrayée ? Non. Dans ces mégalopoles, il ne s’agit plus d’enrayer mais de gérer les problèmes d’eau, de prix du foncier, le déséquilibre des richesses, la sécurité et la santé publique. Le problème est dans l’occupation du territoire : on l’observe en Chine, où 150 à 170 millions de paysans migrent vers les zones côtières, ce qui va bouleverser la géographie du pays.

Jusqu’où peut aller l’élargissement de l’Europe sans menacer son identité ? Un chapitre de notre livre m’amuse beaucoup. Nous avons pris cinq paramètres : la géographie, l’histoire, la religion, l’économie et la sécurité. L’un nous amène à conclure qu’il faut que la Turquie rejoigne l’Union européenne. Deux pages plus loin, ces mêmes cinq paramètres nous démontrent que la Turquie ne doit surtout pas entrer dans l’Union. Vous vous défaussez ? Non. C’est une façon de dire que je ne sais pas. Je n’arrête pas de changer d’avis. Aujourd’hui, je suis contre.Mais pas à cause de la géographie.

Sur quels arguments ? Essentiellement pour une question politique. Il est clair que la Turquie dans l’Union arrange les États- Unis.Pour moi, cette adhésion marquera un affaiblissement du projet européen et un renforcement de l’Otan.Des pressions politiques britanniques et américaines ont été exercées sur l’Europe pour que la Turquie adhère dans le cadre d’un projet politique.

Mais la question des frontières ? Sur ce point, je suis plus sévère qu’il y a dix ans. Dans les Balkans, les Kosovars et les Albanais veulent leur indépendance pour entrer dans l’Union afin de régler leurs problèmes parce qu’ils pensent qu’une fois membres, la superstructure européenne résoudra leurs problèmes.Je leur dis non.Un des effets pervers de cette politique d’élargissement est de faire croire que chaque peuple a droit à un État.Mais l’Union européenne n’a pas pour vocation de donner un État à chaque peuple qui en fait la demande.

C’est pourtant ce qui a été fait dans les Balkans… C’est vrai et le processus de fragmentation se poursuit. Mais l’Union n’a pas pour mandat de fragmenter l’Europe. La Yougoslavie unie ne me dérangeait pas et les Balkans désunis ont montré ce que cette division pouvait signifier d’horrible. Dans cinquante ans peut-être, les ex-Yougoslaves se remettront ensemble.

L’État-nation a-t-il encore un sens en Europe ? L’Europe est un modèle géopolitique volontaire, novateur. Personne n’est obligé de la rejoindre et cela fonctionne : en cinquante ans,nous n’avons pas eu de guerre, nous avons mis en place un modèle économique moins pire qu’ailleurs et nos libertés individuelles sont protégées. Il faut poursuivre l’approfondissement de l’Union pour gérer les problèmes qui dépassent le cadre de l’État, comme l’environnement, les flux financiers, les épizooties, le terrorisme, mais il faut aussi permettre à l’État d’exister vraiment.

L’Europe peut-elle encore s’étendre à l’est ? Depuis 1992, nous sommes dans un malentendu géographique. Le projet de l’Union fait croire qu’il faut des États avec des statuts identiques. On confond la géographie de l’énergie, celle des peuples, celle des superstructures politiques. Il faut plutôt des coopérations renforcées pour tel ou tel type de mission. Je ne suis pas sûr que l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie aient besoin d’entrer dans l’Union.

La formule du partenariat est elle mieux adaptée aux réalités géographiques ? Oui. En 1992, l’Europe s’est agrandie pour des raisons historiques. On ne pouvait pas dire non aux pays d’Europe de l’Est. Après l’échec de la Constitution, il aurait fallu un référendum, avant que les dix nouveaux États de l’Est ne rejoignent l’Union. Il y a eu rupture. On a élargi plutôt qu’approfondi. Je suis favorable à une longue pause dans l’élargissement et à des coopérations renforcées qui conviennent à certaines missions.

Et l’Union pour la Méditerranée ? Le projet me paraît une très bonne idée parce qu’il part du constat de ce qui ne va pas au Maghreb et il propose des solutions intermédiaires. Ce projet a une légitimité par la géoéconomie, du fait du mauvais état des pays d’Afrique du Nord.

Ce prisme économique fort ne déséquilibre- t-il pas d’emblée la relation ? Pas forcément. Les Algériens ne commercent pas avec la Tunisie ou le Maroc mais avec l’Union européenne. Il n’y a donc pas de déséquilibre. En revanche, il s’agit d’un calcul doublement prudent, à cause des problèmes migratoires que pose le Sud et du vieillissement démographique qui est le nôtre.