Un développement en dehors de la mondialisation ?

par Philippe HUGON (Questions internationales, septembre-octobre 2008)

Marginalisée économiquement et déclassée géopolitiquement, l'Afrique est longtemps restée à l'écart de la mondialisation. Cependant, la flambée des prix des matières premières, l'accès à des financements diversifiés et l'émergence de nouvelles puissances créent un contexte international inédit. En effet, depuis le début du XXIe siècle l'économie africaine a renoué avec la croissance. La diversification de ses partenaires et le relâchement des liens avec les anciennes puissances coloniales semblent désormais accroître son importance stratégique. Ces nouveaux facteurs seront-ils porteurs d'un véritable développement durable favorisant les progrès de productivité et la diminution des inégalités tout en préservant l'environnement et la sécurité de la région ?

Après la chute du mur de Berlin en 1989, l'Afrique a cessé d'être un enjeu de la rivalité entre les blocs occidental et communiste. La diminution de l'aide publique au développement destinée à ce continent, les donateurs se tournant vers d'autres parties du monde, a été l'un des signes de cette perte d'intérêt stratégique. Or, loin d'être resté à l'écart des flux mondiaux, le continent connaît depuis le début du xxie siècle une croissance économique annuelle en moyenne supérieure à 5,5 %, et un véritable reclassement géopolitique est en cours. De nombreux facteurs sont à l'origine de ce changement : les préoccupations sécuritaires des grandes puissances et leur recherche d'appuis dans les organisations internationales, la compétition pour l'accès aux ressources minérales et aux hydrocarbures, ainsi que la prise de conscience de "l'exception africaine " ont favorisé l'intégration de l'Afrique au sein du " village planétaire ". Le renforcement des relations avec l'Asie - la Chine en particulier - d'un continent, traditionnellement tourné vers l'Europe, a en outre modifié le contexte stratégique et le périmètre traditionnel des zones d'influence des acteurs dans la région.

Forces et faiblesses de l'Afrique dans un nouveau contexte international

L'Afrique une et plurielle

Géante par sa taille (30 millions de km2), jeune par l'âge moyen de sa population ou la date de naissance de ses États, l'Afrique est une terre de contrastes géographiques, historiques aussi bien que culturels ou encore sociopolitiques. Sur le plan économique, les écarts de revenu par tête sont considérables entre le Malawi ou la Guinée-Bissau par exemple (moins de 700 dollars à parité de pouvoir d'achat selon le PNUD en 2003) et la Guinée équatonale (19 780 dollars). L'Afrique des " greniers ", zone soudanienne où sont cultivées les céréales (mil et maïs), diffère de l'Afrique des " paniers ", terre des tubercules et légumineuses plantées à l'ombre des forêts, et des régions pastorales ou rizicoles. Les économies de guerre, d'États défaillants ou fragiles comme le Liberia, la Sierra Leone ou la Somalie, ont peu en commun avec les économies exportatrices et diversifiées (Maurice, Maroc, Tunisie) et les puissances régionales, réelles ou en devenir, telles l'Egypte, l'Afrique du Sud ou le Nigeria. L'Afrique comprend 35 des 50 pays les moins avancés (PMA). Caractérisés par l'extrême pauvreté de leur population, ils sont l'épicentre de nombreuses crises - alimentaires, sanitaires, conflictuelles. Leur transition démographique est loin d'être achevée. Ne disposant que d'un faible potentiel de formation et de recherche, ils sont incapables d'endiguer la fuite des compétences. Leur important retard technologique les empêche en outre de s'insérer dans les chaînes internationales de valeurs façonnées par les acheteurs et les entreprises d'aval.

Approches " du dehors " et approche de terrain

Les perspectives diffèrent également selon les points de vue adoptés.

- Une approche " du dehors " montre que l'Afrique, bien qu'incluse dans le système international, se situe à sa périphérie. Déclassée géopolitiquement sur l'échiquier international, mondialisée davantage que mondialisatrice, elle connaît, malgré ses récents progrès, une stagnation de long terme de sa productivité qui explique sa faible insertion dans les flux commerciaux et financiers internationaux ainsi que son endettement important. Regroupant 14 % de la population mondiale, elle représente 1,8 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, 2 % du commerce mondial et 5 % des investissements directs étrangers (IDE). Les indicateurs de pauvreté y sont les plus élevés au monde. L'Afrique comprend 36 des 45 pays au plus faible indicateur de développement humain (IDH). Elle compte plus de 206 millions de personnes sous-alimentées et 22 millions de malades touchés par le VIH/sida. En 2008, plusieurs pays comme la Somalie, le Tchad et le Soudan connaissaient encore des conflits meurtriers. On estime qu'un tiers seulement des États africains atteindront les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) d'ici 2015.

- Une approche de terrain fait au contraire apparaître un tableau plus contrasté. L'Afrique est devenue un acteur international depuis les indépendances Elle pèse d'un poids croissant dans les domaines démographique et culturel. Objet de convoitises pour ses ressources minières et ses hydrocarbures, elle a récemment diversifié ses partenaires économiques (Chine, États-Unis, etc. ). Elle bénéficie ainsi d'une nouvelle manne financière internationale et d'une relative réduction de sa dette - annulation par le G8 de la dette de 14 États africains en 2005. Depuis les années 1950, les pays africains ont su concilier un quadruplement de leur population, un décuplement de leur population urbaine avec le maintien de frontières constitutives d'États-nations en voie d'émergence. Ils ont, en deux générations, réalisé des transformations culturelles et structurelles considérables. Le " monde de la brousse " s'est progressivement rapproché des infrastructures urbaines, des médias et de nouveaux référents culturels. Les transformations sont également considérables, que ce soit dans le domaine fiscal (en Tanzanie notamment) ou dans celui de la libéralisation de l'économie via la privatisation des entreprises, l'attractivité des investissements étrangers, les accords de libre-échange ou les politiques monétaires et financières plus rigoureuses. La fin du régime d'apartheid en Afrique du Sud en 1992 portait par ailleurs la promesse de l'entrée du continent africain dans une nouvelle ère plus démocratique.

Les acteurs " d'en bas " ont été capables d'inventer, d'innover, de créer des activités permettant de satisfaire des besoins essentiels Les économies "informelles", avec ce qu'elles comportent d'accommodement et d'ingéniosité, ont permis au plus grand nombre de vivre ou survivre Le développement des infrastructures, des systèmes scolaires et sanitaires, des appareils productifs, ainsi que l'émergence d'élites modernes et d'un embryon de société civile font de l'Afrique du xxie siècle un continent fort différent de ce qu'il était lors des décolonisations

- Une autre approche permet, au-delà des apparences, de révéler l'Afrique profonde. Derrière les indicateurs statistiques internationaux, il convient de prendre en compte les permanences ou ruptures des structures sociales, des rapports de pouvoir, ou des liens entre les hommes et les écosystèmes.

Dans cette histoire longue, les trajectoires des sociétés sont plurielles Les influences extérieures ont été fortes, diverses et souvent déstructurantes. L'Afrique et les Africains ont néanmoins été capables de les intégrer et de se les approprier à partir de processus endogènes.

Une croissance économique qui reste modeste

Depuis les indépendances, la croissance économique moyenne africaine a été relativement faible, avec toutefois des contrastes forts. Cinq pays (Botswana, Lesotho, île Maurice, Maroc, Tunisie) ont plus que triplé leur revenu par tête entre 1960 et 2005, alors que 9 pays (République centrafricaine, Liberia, Madagascar, Niger, République démocratique du Congo, Sierra Leone, Somalie, Tchad, Zimbabwe) avaient en 2005 un revenu par tête inférieur à celui de 1960. Le début du xxie siècle est marqué par une reprise de la croissance en Afrique En 2006, 23 pays sur 53 avaient un taux de croissance du PIB supérieur à5% contre 14 en 1990.

De nombreux facteurs expliquent les faibles performances africaines(1). La fragmentation ethnolinguistique du continent, les facteurs géographiques - éloignement des côtes, pauvreté des sols -, historiques - mauvaise spécialisation, poids de la colonisation -, politiques - instabilité, corruption - et la défaillance des infrastructures sont souvent mis en avant. En outre, l'exposition des économies africaines aux chocs extérieurs est accrue du fait de leur spécialisation primaire et de leur relative petite taille. Elles pâtissent d'un faible taux d'investissement avec une forte intensité capitalistique, de distorsions en faveur des secteurs non directement productifs, d'une demande intérieure insuffisante et de systèmes financiers peu développés. Le modèle d'exportation de produits de base et de substitution aux importations n'a pu enclencher un processus auto-entretenu conduisant à une diversification de la production. Seuls quelques rares pays, dont l'île Maurice ou le Botswana, constituent les exemples les plus notables qui échappent à cette spécialisation appauvrissante.

Les facteurs démographiques et les " trappes à pauvreté " - cercles vicieux par lesquels la pauvreté s'autoentretient - jouent également un rôle décisif(2). Ces dernières peuvent en effet, dans un contexte défavorable - local, national, régional ou international -, conduire à des blocages. Ainsi la pauvreté peut engendrer la conflictualité qui, en retour, agit aux niveaux alimentaires, sanitaires ou éducatifs. Le faible niveau de revenu génère également un faible taux d'épargne, qui conduit à une stagnation de la productivité. Celle-ci entraîne à son tour un faible niveau de revenu.

Dans un environnement incertain, la priorité est donnée à la couverture des risques, à la protection contre les aléas de la vie et à la sécurité alimentaire. La pluriactivité permet aux acteurs économiques de se prémunir d'une éventuelle perte de revenus. Le poids de la quotidienneté et la nécessité de sécurité de long terme les conduisent cependant à privilégier, à la fois, le très court terme et le très long terme, aux dépens des détours plus productifs que constituent à moyen terme l'épargne et l'investissement.

Un processus encore fragile de démocratisation et de paix

Le processus de démocratisation demeure précaire malgré quelques avancées. Certains États d'Afrique, telle la République démocratique du Congo (RDC), ont perdu le contrôle de leur territoire et ne sont plus en mesure d'exercer leurs fonctions régaliennes. Les frontières coloniales sont parfois contestées - rébellion casamançaise au Sénégal - ou transgressées. Fonctionnant selon un double registre, les pouvoirs africains font coexister structures officielles, ayant une légitimité et une crédibilité extérieures, et structures réelles, reflets de compromis sociopolitiques et d'accumulation de capital relationnel. Les institutions demeurent trop souvent subverties par un système patrimonial personnel s'appuyant sur des complicités extérieures.

En dépit d'une relative accalmie, le continent africain abrite un tiers des conflits mondiaux. La conflictualité s'est déplacée d'Ouest en Est et atteint en particulier la Corne de l'Afrique. En 2008, le spectre des conflits continue de hanter la Somalie, l'Erythrée, l'Ethiopie et le Darfour principal foyer de crise, avec une extension au Tchad et en République centrafricaine - ainsi que la RDC. Les violences récentes lors des élections au Kenya et au Zimbabwe sont le signe de la persistance d'un déficit démocratique dans de nombreux États.

Le nouveau contexte international et l'Afrique

Au monde bipolaire de la guerre froide se substitue progressivement un monde multipolaire qui, malgré l'unilatéralisme nord-americain, conduit à l'émergence de nouvelles puissances économiques, politiques et militaires. Cependant, le fossé entre les pays émergents et les pays prisonniers de trappes à pauvreté continue à se creuser Parallèlement, le centre de gravité du capitalisme mondial se déplace, les dépenses militaires augmentent et des oligopoles se constituent dans les pays du Sud.

De nouveaux centres économiques voient le jour. Actuellement, les pays du Sud représentent en parité de pouvoir d'achat la moitié du PIB mondial, les BRIC(3) comptant pour un tiers. La demande des pays émergents modifie durablement les termes de l'échange pour les matières premières, les produits manufacturés et les services.

Sur le plan environnemental, le processus d'accumulation de richesses bute de manière croissante sur la rareté des ressources non reproductibles et sur les conséquences du changement climatique. Des tensions croissantes apparaissent entre les modes de consommation et les modes de production des sociétés industrielles et des sociétés en voie d'industrialisation. Un des arbitrages majeurs concerne l'affectation du foncier aux produits agroalimentaires, aux forêts (puits de carbone) ou aux agro-carburants.

D'un point de vue financier, les pays en développement sont des exportateurs nets de capitaux (+ 658 milliards de dollars en 2006). Or, les marchés financiers comme ceux des matières premières sont caractérisés par une grande volatilité. Les produits agricoles notamment sont désormais des valeurs refuges jouant le rôle jadis tenu par l'or. Les sources de financement se multiplient : micro-finance, fonds souverains, banques islamiques, fondations privées, fonds des travailleurs immigrés et de la diaspora. Alors que les évasions des capitaux africains ont représenté durant les années 1990 plus que le montant de la dette - près de 300 milliards de dollars contre 215 milliards(4) -, l'élite africaine (dont une partie des 200 000 Africains habitant les États-Unis) détient, selon le Parlement britannique, entre 700 et 800 milliards de dollars dans les centres financiers de la planète. Les flux transnationaux liés à l'argent sale ont ainsi dépassé 1 000 milliards de dollars en 2007

Une Afrique convoitée

L'Afrique, convoitée pour ses ressources naturelles et son immense marché intérieur qui devrait atteindre les 2 milliards d'habitants en 2050, est au cœur d'enjeux sécuritaires et des risques liés à la prolifération de maux publics régionaux. La sécurisation des routes maritimes, notamment des tankers pétroliers, et des lieux d'exploitation minière et pétrolière est ainsi devenue prioritaire pour les États-Unis dont la présence sur le continent s'affirme - installation d'une base militaire à Djibouti, initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme et création du Centre de commandement militaire des États-Unis pour l'Afrique (Africom).

Si les relations avec les pays émergents ainsi que les pays pétroliers musulmans arabes et l'Iran se renforcent dans de nombreux domaines (commerce, finance, coopération militaire par exemple), les liens historiques entre les grandes zones africaines et d'autres aires d'influence - Indiens et Ismaéliens en Afrique orientale et dans l'océan Indien, pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans les zones soudano-sahéliennes musulmanes - se resserrent également. Les diasporas libanaise, chinoise, indienne, ismaélienne jouent un rôle croissant dans l'insertion de l'Afrique dans la mondialisation. Les banques islamiques, avec l'appui des pays du Golfe ou de l'Iran, deviennent aussi des partenaires importants dans un jeu devenu beaucoup plus ouvert.

(1) Voir P. Hugon, L’économie de l’Afrique, coll " Repères ", La Découverte Paris 5e ed . 2006
(2) Voir Benno Ndulu et al, Challenges of African Growth Opportunities, Constraints and Strategic Directions, World Bank, Washington, 2007
(3) Acronyme pour désigner le groupe de pays formé par le Brésil la Russie, I’Inde et la Chine
(4) TheAfrica Report, revue bimestrielle du groupe Jeune Afrique, 2006