Pourquoi l'Afrique n'a pas la fibre numérique (Jeune Afrique)
mardi 13 mai 2014 -- Julien Clémençot
Manque d'infrastructures, faiblesse de la concurrence et services inadaptés... Le continent rate la révolution qui pourrait booster sa croissance. Pour l'instant.
"Tout est dans l'ordinateur", écrivait Michel Serres en 2012. Le
problème n'est plus la diffusion du savoir, mais ce que l'on en fait
pour réinventer le monde, estimait le philosophe français. Google en a
livré l'exemple ces derniers jours en commercialisant les premières
lunettes connectées. Grâce à une lentille placée devant l'oeil droit, un
micro et une caméra, des chirurgiens ont pu faire vivre une
intervention en direct à l'un de leurs confrères à l'autre bout du
monde.
Les champs d'application de cette innovation semblent
infinis. À condition d'avoir accès à l'internet à très haut débit, ce
qui tient encore du voeu pieux en Afrique, excepté pour quelques rares
privilégiés. "Le continent a déjà raté la révolution industrielle,
va-t-il manquer celle du numérique ?" se désespère l'entrepreneur
sénégalais Karim Sy.
"Le continent a déjà
raté la révolution industrielle, va-t-il manquer celle du numérique ?"
se désespère l'entrepreneur sénégalais Karim Sy.
Avec 200 millions
d'internautes environ, soit un taux de pénétration de 18 % seulement,
les pays africains restent effectivement à la traîne, loin derrière
l'Europe, les États-Unis et même l'Asie. Dans 90 % des cas, la
population accède au web à partir de smartphones. Même si les opérateurs
ont déployé des réseaux de téléphonie mobile 3G donnant accès au Net
dans plus d'une trentaine de pays, la vitesse de téléchargement demeure
limitée. "En dehors des grandes villes, utiliser l'internet est souvent
impossible", constate Karim Sy.
Pourtant, les Africains achètent
leur bande passante en moyenne six fois plus cher qu'en Asie du Sud-Est,
selon Francisco H. G. Ferreira, économiste en chef de la Banque
mondiale en Afrique. À Dakar, Jokkolabs, la structure créée par Karim Sy pour héberger et accompagner des start-up,
doit par exemple coupler trois connexions ADSL pour obtenir un débit de
10 Mbit par seconde [Mbit/s]. Un bricolage payé au prix fort : environ
300 000 F CFA (450 euros) par mois, quand les formules triple play,
comprenant également la télévision et le téléphone, sont facturées moins
de 40 euros en France. "À Bamako, la situation est pire encore : pour
le même tarif, la vitesse maximale est de 2 Mbit/s", explique
l'entrepreneur.
Bien sûr, année après année, l'internet gagne du
terrain à une vitesse vertigineuse sur le continent. Chez certains
opérateurs de téléphonie mobile, la consommation de données augmente de
40 % par an. Mais force est de constater l'échec de la démocratisation
du web. Infrastructures défaillantes, manque de concurrence et services
inadaptés, les raisons du retard africain sont multiples et complexes. Jeune Afrique vous donne les clés pour y voir clair, avec en prime quelques bonnes raisons de penser que la situation peut changer.
Infrastructures défaillantes
Si
le prix d'accès à l'internet est aussi élevé en Afrique, c'est d'abord
parce que la plupart des serveurs sont installés hors du continent,
principalement aux États-Unis. Pour y accéder, les opérateurs doivent
utiliser des câbles sous-marins et passer par l'Europe, notamment.
"Ces
infrastructures ont demandé des centaines de millions de dollars
d'investissement [700 millions de dollars, soit 506,8 millions d'euros
environ pour ACE, qui dessert 18 pays] et doivent être rentabilisées",
affirme David Eurin, directeur de la stratégie commerciale de
l'opérateur d'infrastructures Liquid Telecom. Une situation que ne
connaissent pas les opérateurs américains et européens.
L'autre
point noir concerne la gestion locale de la bande passante. En RD Congo -
l'un des exemples les plus patents -, le service proposé par La Poste,
qui détient l'exclusivité de l'exploitation de la fibre optique, est si
mauvais que tout Kinshasa utilise des liaisons par satellite, plus
chères. Au Cameroun, la revente de l'accès à l'internet est une
véritable béquille financière pour l'opérateur public Camtel, assure un
acteur du secteur.
Résultat, le prix de gros de la bande passante
atteint 500 dollars par mois pour un débit de 1 Mbit/s (ce qui permet de
servir 12 abonnés au haut débit), contre 100 dollars en Côte d'Ivoire.
Une situation qui pénalise également le Tchad voisin - qui ne dispose
pas d'accès direct à un câble sous-marin -, auquel Camtel propose le
tarif prohibitif de 800 dollars. Les usagers du Bénin, d'Angola ou
d'Algérie subissent des monopoles similaires.
David Eurin : "Notre présence fait baisser les prix"
Déjà actif dans une dizaine de pays de l'est du continent, Liquid Telecom, le premier opérateur panafricain de fibre optique, entend poursuivre son expansion à l'ouest. Son directeur de la stratégie commerciale est revenu pour Jeune Afrique sur la méthode et les ambitions de l'opérateur.
Déjà actif dans une dizaine de pays de l'est du continent, Liquid Telecom, le premier opérateur panafricain de fibre optique, entend poursuivre son expansion à l'ouest. Son directeur de la stratégie commerciale est revenu pour Jeune Afrique sur la méthode et les ambitions de l'opérateur.
Jeune Afrique : Qu'apportez-vous dans les pays où vous êtes présent ?
David Eurin : Une baisse du prix de gros de la capacité internet d'au moins 25 %. Notre réseau nous permet de mettre en compétition les câbles sous-marins de l'est (Eassy, Seacom, Teams) avec ceux de l'ouest (SAT-3, Wacs) de l'Afrique. Il est aussi construit en boucle de manière à apporter une solution en cas de rupture.
David Eurin : Une baisse du prix de gros de la capacité internet d'au moins 25 %. Notre réseau nous permet de mettre en compétition les câbles sous-marins de l'est (Eassy, Seacom, Teams) avec ceux de l'ouest (SAT-3, Wacs) de l'Afrique. Il est aussi construit en boucle de manière à apporter une solution en cas de rupture.
La donne pourrait changer avec le développement d'opérateurs d'infrastructures panafricains comme Liquid Telecom.
"Certes,
il faut construire davantage de réseaux terrestres. Mais il est aussi
important d'utiliser les capacités offertes par les opérateurs
alternatifs comme les compagnies d'électricité ou d'eau, qui disposent
de la fibre optique le long de leurs ouvrages", insiste Moctar Yedaly,
responsable de la division infrastructure et électricité de l'Union
africaine. Selon lui, seulement 27 % de la capacité de l'ensemble des
réseaux existants est utilisée.
Monopoly & Cie
"Pour
aborder la question des infrastructures, les États doivent surtout
prendre conscience que l'internet est un bien public. Le secteur des
nouvelles technologies a besoin d'une meilleure régulation", insiste
Claude de Jacquelot, coauteur du Programme de développement des
infrastructures en Afrique (Pida) de la Banque africaine de
développement (BAD).
Au Maroc, l'opérateur historique a refusé à
Inwi l'accès à ses installations fin 2013 - alors que la loi l'y oblige
-, empêchant son concurrent de déployer une offre à partir du réseau
filaire. Orange a rencontré le même problème avec Tunisie Télécom. Au
Sénégal, sa filiale Sonatel use en revanche de son influence pour
empêcher qu'une évolution réglementaire la contraigne à partager.
S'ils
se livrent un combat féroce, les opérateurs de télécoms - qui sont les
principaux fournisseurs d'accès à l'internet (FAI) en Afrique - jouent
aussi des coudes pour freiner l'émergence d'acteurs spécialisés
proposant du haut et du très haut débit aux classes moyennes et aux
entreprises.
Maroc Télécom répond
Le groupe précise que, contrairement à ce qui a été indiqué dans l’article "Pourquoi l’Afrique n’a pas la fibre numérique", paru dans J.A. no 2781-2782 (du 27 avril au 10 mai 2014), il met à la disposition des autres opérateurs un accès à sa boucle locale cuivre.
Le groupe précise que, contrairement à ce qui a été indiqué dans l’article "Pourquoi l’Afrique n’a pas la fibre numérique", paru dans J.A. no 2781-2782 (du 27 avril au 10 mai 2014), il met à la disposition des autres opérateurs un accès à sa boucle locale cuivre.
Preuve
de leur lobbying, il n'existe qu'un seul FAI panafricain, Smile, fondé
par Irene Charnley, une ex-dirigeante du sud-africain MTN (présent au
Nigeria, en Ouganda, en Tanzanie et en RD Congo).
Il est imité par le suisse YooMee qui, pour l'instant, n'est actif que dans deux pays : le Cameroun et la Côte d'Ivoire. À Abidjan, il a lancé un réseau LTE (Long Term Evolution, 4G) avec un débit de 5 Mbit/s au prix de 15 000 F CFA (22 euros) pour un volume de 8 Go.
Baisse des tarifs
Cette
concurrence a d'ailleurs incité Orange à solliciter immédiatement une
autorisation afin d'expérimenter un réseau similaire. "Pour les
opérateurs de téléphonie mobile, l'enjeu est décisif. Face à la baisse
des revenus tirés des "voix" [communications audio], les échanges de
données constituent un relais de croissance à terme", explique Sami
Matri, consultant pour Sofrecom, filiale du groupe Orange.
Camtel : la colère des internautes camerounaisCamtel, unique gestionnaire de la fibre optique du pays, entrave le développement du web, selon ses utilisateurs.
"C'est de l'escroquerie !" enrage Eugénie contre la Cameroon Telecommunications (Camtel). Cette enseignante d'un lycée de Yaoundé ne peut plus télécharger ni musique ni vidéo sur son smartphone et se contente du courrier électronique depuis que l'opérateur historique a décidé, en décembre, de passer d'une tarification à la durée à une tarification au volume.
"C'est de l'escroquerie !" enrage Eugénie contre la Cameroon Telecommunications (Camtel). Cette enseignante d'un lycée de Yaoundé ne peut plus télécharger ni musique ni vidéo sur son smartphone et se contente du courrier électronique depuis que l'opérateur historique a décidé, en décembre, de passer d'une tarification à la durée à une tarification au volume.
Comme Eugénie, nombreux sont les clients
qui se plaignent parmi le million d'internautes que compte le pays.
Mais d'après l'opérateur, ce changement correspond à une tendance
mondiale et permet de facturer la consommation réelle.
De
fait, Adiel Akplogan, directeur général d'Afrinic, qui gère le registre
des adresses IP sur le continent, suggère : "Afin d'éviter que certains
opérateurs de télécoms - publics ou privés - n'occupent des positions
dominantes, on peut tout à fait imaginer une séparation réglementaire
des activités de vente au détail et de vente en gros."
Par
ailleurs, la disponibilité de nouvelles fréquences très adaptées aux
services 4G, après le passage des télévisions africaines au format
numérique (TNT) à partir de 2015, pourrait entraîner plus de
compétition. "Il est grand temps de penser au consommateur", rappelle
Moctar Yedaly.
Low-cost revolution
En
attendant de vraies innovations en matière commerciale, c'est au rayon
des terminaux que s'est produite la vraie rupture. En 2010, le lancement
par le chinois Huawei du smartphone Ideos à moins de 100 dollars
faisait déjà figure d'avancée majeure.
Aujourd'hui, les téléphones
les moins chers sont vendus 60 dollars environ. Depuis juin 2013,
Orange commercialise un smartphone 3G Alcatel à partir de 29 500 F CFA
dans une offre incluant des heures de communication et un accès à
l'internet.
"Nous en avons déjà vendu 300 000 en Afrique. Ces
smartphones ont un effet très important sur la consommation mensuelle de
nos clients. Certains d'entre eux l'ont multipliée par 10. Elle peut
passer de 30 à 300 Mo", explique Bernard Mazetier, directeur internet
d'Orange pour l'Afrique, le Moyen-Orient et l'Asie.
En février,
MTN avait frappé encore plus fort en proposant son Steppa à 499 rands
(34,3 euros). Certes, les composants employés ne sont pas les plus
performants, mais ils correspondent aux besoins du plus grand nombre.
Dans
le domaine du terminal low cost 3G, la palme devrait revenir
prochainement à la fondation Mozilla, qui annonce avoir produit un
appareil à 25 dollars grâce à un partenariat avec le fabricant de
composants électroniques chinois Spreadtrum. Elle n'a toutefois pas
donné de date de mise sur le marché.
Taxes à l'importation
Reste
que, dans beaucoup de pays, les autorités nagent encore à
contre-courant en maintenant des taxes élevées à l'importation sur ces
équipements. Lesquelles grimpent à 39 % en Côte d'Ivoire et à 30 %
environ au Mali ou au Sénégal.
"À l'inverse, dans le cadre de sa
stratégie nationale de développement du très haut débit, le Nigeria
souhaite annuler ces prélèvements pour faire tomber le prix sous les 30
dollars", indique Thecla Mbongue, analyste pour le cabinet Informa
Telecoms. Un effort bienvenu, mais qui pourrait se révéler insuffisant
pour faire passer l'Afrique à l'ère du numérique si une plus grande
attention n'est pas portée à la production de contenus locaux.
Une Toile à remplir
Faute
de contenus locaux, les opérateurs misent sur des valeurs sûres à
l'international pour lancer l'internet sur le continent. En tête,
Facebook, avec une application mobile permettant d'actualiser son profil
via une connexion à bas débit dès 2010. Idéal pour faire entrer le web
dans la vie des jeunes sur un continent où deux tiers de la population
ont moins de 25 ans. Ils ont privilégié un modèle descendant, consistant
à décliner en Afrique des solutions créées ailleurs. Ce n'est que
depuis peu qu'ils investissent dans la production locale. "Le succès
passe forcément par la proximité", estime Dov Bar-Géra, PDG de YooMee
Africa.
Au
Cameroun, le fournisseur d'accès a mis les mains dans le cambouis et
créé un annuaire en ligne à destination des PME. Lancé en décembre
dernier, il recensait 10 000 entreprises début avril. Le site permet
notamment de situer la société sur une carte grâce à ses coordonnées
GPS. Un vrai plus dans un pays où de nombreuses rues ne portent tout
simplement pas de nom. "Sans de meilleurs débits, le développement de
contenus sera toujours limité", prévient Karim Sy.
Selon ce
vétéran du Net, le contenu doit être dual et allier mondes virtuels et
réels pour rencontrer le succès. Un pari que relève Africa Internet
Holding dans le domaine du commerce électronique en Égypte, au Maroc, au
Nigeria, au Kenya et en Côte d'Ivoire. Fin 2013, cette filiale du
groupe Rocket Internet annonçait une croissance à deux chiffres et déjà
plusieurs millions d'euros de chiffre d'affaires.